La lutte climatique se déplace devant les tribunaux

icone Societe
Par Edouard Ampuy
lundi 8 mars 2021
La lutte climatique se déplace devant les tribunaux
La poursuite intentée par ENJEU s’inscrit dans une tendance à la hausse d’affaires opposant des citoyens aux gouvernements ou à des entreprises partout dans le monde. Crédit : Roméo Mocafico
La poursuite intentée par ENJEU s’inscrit dans une tendance à la hausse d’affaires opposant des citoyens aux gouvernements ou à des entreprises partout dans le monde. Crédit : Roméo Mocafico

L’organisme ENvironnement JEUnesse (ENJEU) a présenté fin février ses arguments à la Cour d’appel du Québec pour faire autoriser une action collective contre le gouvernement du Canada. Cette affaire s’inscrit dans une tendance à la hausse de poursuites intentées par des citoyens contre les États et les entreprises dans le but de les contraindre à respecter leurs engagements climatiques.

Le 23 février dernier, ENJEU est passé devant la Cour d’appel du Québec dans l’espoir de faire autoriser une action collective au nom de 3,4 millions de jeunes Québécois. L’organisme estime que l’approbation de l’action collective obligerait le gouvernement fédéral à se doter d’une cible cohérente de réduction des gaz à effet de serre (GES).

« Jusqu’à présent, le gouvernement n’a affiché aucune cible de réduction des GES en accord avec ce qui est recommandé par la science du climat, même après la signature de l’accord de Paris, déclare la directrice générale d’ENJEU, Catherine Gauthier. Les inactions du gouvernement posent un risque à la vie, à l’équité, à la sécurité et au droit de vivre dans un environnement sain qu’ont les citoyens. »

La cible actuelle d’Ottawa, fixée il y a plus de cinq ans par le gouvernement Harper, vise une réduction de 30 % des GES sous les niveaux de 2005. En décembre 2020, le gouvernement de Justin Trudeau a présenté un « Plan climatique renforcé » visant une nouvelle cible qui devrait se situer entre 32 % et 40 % sous les mêmes niveaux. Cette cible est trop faible pour ENJEU, qui rappelle que selon le consensus scientifique, une baisse d’au moins 25 % par rapport à l’année de référence 1990 est indispensable pour éviter une catastrophe.

Si l’action collective est autorisée, ENJEU présentera une nouvelle fois sa demande à un juge de la Cour supérieure du Québec. En juillet 2019, cette dernière avait refusé à l’organisme l’autorisation d’exercer son action collective [voir encadré]. « En revanche, si c’est refusé, on ira jusqu’à la Cour suprême du Canada », assure Mme Gauthier.

Défendre les droits fondamentaux

L’avocate du cabinet Trudel Johnston & Lespérance (TJL) Clara Poissant-Lespérance, qui représente ENJEU dans ses démarches, explique que les tribunaux doivent sanctionner le gouvernement lorsque celui-ci viole les droits des citoyens. Selon elle, Ottawa, par son inaction, porte atteinte à plusieurs droits protégés par la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que par la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Le droit à la vie et à la sécurité, le droit de vivre dans un environnement sain et le droit à l’égalité seraient bafoués. « Les jeunes vont porter de façon disproportionnée le fardeau des changements climatiques et par conséquent, ils sont traités de façon discriminatoire par le gouvernement », estime Mme Lespérance.

Les impératifs politiques changent d’un gouvernement à l’autre, mais l’État peut difficilement faire marche arrière lorsqu’un tribunal a statué sur une situation. « Une situation qui, hier, violait les droits, demain la viole aussi, illustre l’avocate. Donc on progresse dans la jurisprudence, ce qui n’est pas tout le temps le cas en politique. »

Mme Gauthier voit les tribunaux comme un outil intéressant pour montrer que la crise climatique affecte les droits fondamentaux des citoyens. « Une action juridique doit être cohérente avec là on en est rendu dans notre société » , avance la directrice de l’organisme. 

Une tendance à la hausse dans le monde

La poursuite intentée par ENJEU s’inscrit dans une tendance à la hausse d’affaires opposant des citoyens aux gouvernements ou à des entreprises partout dans le monde. Un rapport publié par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) en janvier dernier indique qu’en trois ans, les poursuites liées au climat ont presque doublé. En 2017, 884 poursuites judiciaires avaient été déposées dans 24 pays contre 1 500 affaires réparties dans 38 pays en 2020. « Les citoyens se tournent de plus en plus vers les tribunaux pour avoir accès à la justice et exercer leur droit à un environnement sain, a précisé le directeur par intérim de la division juridique du PNUE, Arnold Kreilhuber. Les juges et les tribunaux ont un rôle essentiel à jouer dans la résolution de la crise climatique. »

En 2013, aux Pays-Bas, une affaire opposant la fondation Urgenda au gouvernement est un exemple de réussite en matière de recours climatiques. La fondation a poursuivi le gouvernement au nom de 900 citoyens, et en 2015, la Cour suprême du pays a jugé que l’État avait échoué à son devoir de protection des citoyens et devrait se doter d’un plan pour réduire ses émissions de GES d’au minimum 25 % d’ici 2020, par rapport au niveau de 1990. « La Cour suprême des Pays-Bas a jugé que les articles 2 et 8 de la Convention relative aux droits de l’homme, telle qu’intégrée dans le droit national néerlandais, imposent à l’État de protéger le droit à la vie de ses citoyens »,peut-on lire dans le rapport du PNUE. Cette décision a été confirmée en 2018 par la Cour d’appel de La Haye.

L’affaire de la fondation Urgenda est un exemple pour l’organisme ENJEU, qui y voit l’un des cas les plus réussis et inspirants en matière de recours climatiques. Le rapport cite également des affaires au Brésil, aux États-Unis, en Colombie, en Indonésie, au Pakistan ou en Afrique du Sud.

Le cabinet TJL traite de plus en plus de dossiers environnementaux, selon Mme Lespérance. Il a représenté les citoyens de Cap-Rouge dans leurs procédures judiciaires sur le dossier des émanations de l’usine Anacolor et a également intenté des recours judiciaires pour protéger le béluga du Saint-Laurent ou encore le caribou des bois.

Une première action collective

Bien que les affaires climatiques se multiplient, celle d’ENJEU est la première à vouloir passer par une action collective. « Pour nous, c’est intéressant, car cela nous permettrait de représenter 3,4 millions de jeunes de 35 ans et moins du Québec », précise Mme Gauthier.

Au début de l’affaire, en novembre 2018, l’action collective représentait également un moyen de ne pas rendre la poursuite trop personnelle. « Si la demande était liée à une seule personne, elle pourrait finir par abandonner, explique Mme Lespérance. Alors que dans le cadre d’une action collective, le représentant ou la représentante peuvent être substitués, ça dépersonnalise le cursus du dossier. »

L’organisme pourrait également demander au gouvernement de verser des dommages punitifs. « On peut obtenir des dommages punitifs pour toutes les personnes concernées par l’action collective, car tous leurs droits ont été violés, et pas seulement ceux de Mme Gauthier, qui est la représentante », spécifie l’avocate. À terme, le gouvernement pourrait être condamné au versement de dommages équivalents à 100 $ par membre, ce qui représenterait un total de 340 millions de dollars. ENJEU précise que cette somme serait investie dans des mesures pour répondre à la crise climatique.

La Cour d’appel du Québec rendra sa décision dans quelques mois.

 

ENCADRÉ : La poursuite d’ENvironnement JEUnesse

  • 28 novembre 2018: ENvironnement JEUnesse dépose une demande d’autorisation d’exercer une action collective contre le gouvernement du Canada, au nom de toutes et de tous les jeunes de 35 ans et moins du Québec. L’action vise l’obtention d’une déclaration indiquant que le comportement du gouvernement du Canada en matière de lutte contre les changements climatiques porte atteinte aux droits des jeunes, ainsi qu’une condamnation en dommages punitifs.
  • 6 juin 2019: ENvironnement JEUnesse présente sa demande pour exercer une action collective à la Cour supérieure du Québec. De son côté, le gouvernement du Canada présente sa position contre l’action collective.
  • 11 juillet 2019: la Cour supérieure du Québec refuse d’accorder à ENvironnement JEUnesse l’autorisation d’exercer une action collective au nom de toutes les jeunes Québécoises et de tous les jeunes Québécois de 35 ans et moins contre le gouvernement du Canada. « Le choix de l’âge de 35 ans par ENvironnement JEUnesse comme âge maximal des membres laisse le tribunal perplexe »,a expliqué le juge désigné pour gérer la phase d’autorisation, Gary D.D. Morrison.
  • 16 août 2019: ENvironnement JEUnesse porte le jugement en appel.
  • 23 février 2021: ENvironnement JEUnesse présente une demande d’autorisation pour exercer son action collective aux juges de la Cour d’appel du Québec.