Le prix du savoir

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Par Administrateur
mercredi 23 mars 2016
Le prix du savoir
Yves Gingras dirige la Chaire de recherche en histoire et sociologie des sciences. Courtoisie Yves Gingras.
Yves Gingras dirige la Chaire de recherche en histoire et sociologie des sciences. Courtoisie Yves Gingras.
Les universités se comportent de plus en plus comme des entreprises et perdent leur autonomie, selon des chercheurs universitaires des quatre coins de globe. Dans l’ouvrage La dérégulation universitaire, ils expliquent ce nouveau phénomène. Entretiens croisés avec le codirecteur du livre et maître de conférences au Département de sociologie et d’anthropologie à l’Université Paris 8, Charles Soulié, et le professeur au Département d’histoire à l’UQAM, spécialiste des questions relevant de l’évaluation de la recherche universitaire, Yves Gingras.
« Le rapport au savoir des médecins, juristes, tout comme leur positionnement social, professionnel et politique, s’est toujours différencié de celui des membres des facultés des sciences ou des lettres. »
Charles Soulié - Maître de conférences au Département de sociologie et d’anthropologie à l’Université Paris 8

Propos recueillis par Kyria Guillao et Camille Feireisen

Quartier Libre : M. Soulié, quelles disciplines se rapprochent le plus de la logique marchande, et quelles sont celles davantage portées à la critique ?

Charles Soulié : Les facultés les plus temporelles et les plus proches du pouvoir économique, en l’occurrence celles de droit, sciences économiques, médecine, mais aussi certaines branches des sciences dites « dures », sont nettement plus acquises aux logiques du marché, même si bien évidemment, d’importantes variations existent au sein de chacune d’elles selon les disciplines, positions, statuts des agents concernés. Alors que les plus « spirituelles », qui sont aussi souvent les plus pauvres économiquement, seront plus critiques vis-à-vis de la dynamique entrepreneuriale, ce qui est à rapporter aussi à leur proximité accrue avec les services publics.

 

Q. L : Pensez-vous qu’il existe actuellement un consensus entre les universités ?

Yves Gingras : Il faut noter que les universités québécoises – hormis les programmes de médecine, absents à l’UQAM et Concordia – offrent à peu près toutes les mêmes disciplines. Avec la diminution des subventions, elles se sont repliées sur elles-mêmes. En avançant leurs intérêts personnels, elles ont contribué à l’éclatement de la Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec (CREPUQ), le seul organisme à travers lequel elles adressaient des demandes collectives au gouvernement. Chaque université approche les autorités politiques individuellement, de manière à ce que les solutions adoptées soient favorables à la réduction de leur propre déficit budgétaire.

Q. L : Si l’on considère que la marchandisation du savoir devient plus présente dans notre société, comment l’université peut-elle préserver l’une de ses premières fonctions qui est de forger l’esprit critique de l’étudiant ?

Y. G : Il faut distinguer deux choses bien différentes : le cycle supérieur, c’est-à-dire la recherche, et le premier cycle où les étudiants reçoivent un enseignement. Le faible degré de subvention aux 2e et 3e cycles explique l’intervention de l’industrie privée qui guident ainsi la recherche sur des enjeux qui les intéressent. Le risque de perte de l’esprit critique deviendra encore plus important lorsque le privé s’installera dans le premier cycle. Pour éviter cela, il faudrait que le gouvernement assume le coût réel dans les universités comme il le faisait dans les années 1960-1970.

C. S : Il me semble que cette préservation passe notamment par des luttes comme ont pu en mener les étudiants et enseignants canadiens lors du printemps érable. Mais pas seulement, car le monde académique ne forme qu’une petite partie du monde social, une espèce de microcosme plus ou moins autonome, et en même temps paradoxalement particulièrement sensible aux évolutions sociales générales, ce qui s’explique sans doute par le renouvellement rapide des générations étudiantes en son sein. Le destin des universités ne peut donc être dissocié de celui des luttes sociales, des rapports de forces politiques ayant cours au niveau de la société toute entière et qui permettent, ou non, qu’existent des espaces sociaux réflexifs non directement asservis à des fonctions instrumentales ou marchandes.

Q. L : Que nous révèle le modèle universitaire québécois sur notre société ?

Y. G : Le gouvernement s’inscrit dans une logique néolibérale et individualiste qui prône l’idée selon laquelle chacun doit faire sa soi-disant « juste part ». L’université est considérée comme une entreprise comme une autre sur un « marché » comme les autres. Le gouvernement se retire de plus en plus et tend à laisser les lois de l’offre et de la demande réguler le coût universitaire. Il existe ainsi une distinction entre les maîtrises en administration des affaires (MBA) normales et celles pour cadres qui coûtent plus cher, notamment parce qu’avec ces diplômes, la probabilité d’obtenir un emploi est plus élevée, plusieurs entreprises croyant encore à la valeur magique du titre « MBA ».

Q. L : La Fédération des étudiants canadiens revendique la gratuité de l’enseignement supérieur, pensez-vous que cela serait faisable et réduirait les inégalités ?

Y. G : Il est toujours possible de rêver, mais la gratuité totale de l’enseignement universitaire n’est pas vraiment crédible au Canada. La meilleure solution que l’on ait trouvée est l’indexation des droits de scolarité qui revient à un gel. Néanmoins, à l’image de l’Ontario, il faudrait repenser les politiques néolibérales dans les universités pour réduire les inégalités et donner plus de bourses. Le discours néolibéral nous laisse croire qu’en obtenant un diplôme les étudiants vont obtenir un « retour sur l’investissement ». La hausse des droits de scolarité ne serait pas un problème, disent-ils, puisqu’ils auront accès à un salaire plus élevé. On fait ainsi croire que des droits de scolarité faibles subventionnent les personnes les plus riches, mais on oublie de rappeler que les riches paient plus l’impôt. Or, la hausse des droits de scolarité est une barrière à l’entrée pour les personnes les plus démunies qui sont plus sensibles au risque.

Q. L : Dans votre livre, vous expliquez que le système de l’enseignement supérieur a deux fonctions : transmettre des connaissances et en produire, mais aussi opérer un travail de classement et hiérarchisation. Il reproduit donc des groupes professionnels et sociaux et des inégalités sociales. Est-il possible d’éviter cela ?

C. S : Sauf circonstances exceptionnelles, cela me semble difficilement évitable. Mais tout cela pose ensuite la question de l’égalité des chances et donc des moyens que les sociétés se donnent pour contrer les mécanismes de reproduction scolaire, sociale, notamment fondés sur les inégalités d’héritage en matière de capital économique ou culturel. Il me semble donc ici qu’il faut plutôt raisonner en termes de degré. En fonction des périodes et des contextes historiques, les systèmes éducatifs sont plus ou moins inégaux. […] Le destin des systèmes éducatifs n’est pas isolable des luttes d’ensemble dans une société pour plus de justice, comme d’égalité.

Christophe Charle, Charles Soulié (dir.), La dérégulation universitaire. La construction étatisée des « marchés » des études supérieures dans le monde, Paris ; Québec ; Éditions Syllepse, M. Éditeur, coll. « La politique au scalpel », 2015, 365 pages.