Bourbier givré

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Par Philippe Lambert
mercredi 26 janvier 2011
Bourbier givré

À l’ouverture des rideaux, percent à travers la blafarde lumière du petit matin de gros flocons qui tourbillonnent et s’amoncellent sur une épaisse couche cotonneuse. Depuis 24 heures, on a compté 5, 10 puis 20 centimètres. Les prévisions météorologiques annoncent 72 centimètres additionnels d’ici 48 heures. La tempête du siècle, dit-on. Montréal s’enneige, s’ensevelit et s’enlise. À la radio, Homier-Roy nomenclature les écoles fermées. La tempête du siècle, répète-t-il. Avec Haïti, les mineurs trépassés aux antipodes de leurs confrères Chiliens, la Gaspésie inondée et les cataclysmes qui se déchaînent et qui dévastent, on voudrait croire en la prophétie de 2012. Croire qu’elle coupera court au XXIe siècle. Ce siècle, comme son époque damnée sans rémission, puni par l’éternité.

Le chroniqueur à la circulation rapporte la fermeture du pont Mercier dans les deux directions. Nul doute, l’heure de pointe s’étirera avec la métropole qui étale son manteau blanc. Dans cette ville cernée par les glaces 150 jours par an, la neige n’est jamais un sujet de complainte. Pas aujourd’hui. Trop d’ennuis.

Pour survivre au déplacement dans cette perturbation mémorable et pour échapper à la cohue de la locomotion, le mortel se mouvra dans le crépuscule glacial de l’aube. Idéalement, il privilégiera un moyen de transport alternatif. La marche, le ski, la raquette, la motoneige, voire la reptation. De plus en plus de Montréalais daignent enfourcher la bicyclette par saison froide. J’en suis.

Mon esprit frondeur, matador et cascadeur des temps modernes fait de moi l’Evel Knievel* boréal.

Sur le trottoir, alors que s’amorce mon épopée vers travailler, une vision d’apocalypse s’impose. Montréal s’est transformée en paysage lunaire. En territoire hostile, comme un cosmonaute aux commandes de sa navette, je chevauche ma monture et m’élance. Une randonnée qui n’a rien d’une promenade du dimanche. Après quelques coups de pédales, une vulgaire impression de pédaler, un premier obstacle se dresse. À l’intersection des rues de Lanaudière et Bellechasse, d’immenses bancs de n e i g e j o n c h e n t l e b i t ume .

Infranchissables, des cratères se sont formés. Dans le déneigement, comme dans le cyclisme, il y a les professionnels et les amateurs. Malgré un budget annuel de 145millions de dollars, 3200 véhicules, des épandeuses, des niveleuses, des camions de transport de la neige et 3 000 employés, la voirie semble dépassée par l’ampleur de cette bordée sans fin. Les artères surchargées de la ville se bouchent comme si la ménagère avait laissé la maison s’empoussiérer. Le blizzard s’intensifie.

J’en étais à ces réflexions en poursuivant mon ascension, lorsqu’un puissant grondement me sortit de l’inattention. En contournant un amas volumineux de neige immaculée, j’entrevis la niveleuse foncer sur m o i . S a l a m e m e f a u c h a . Dégringolade. Le dos qui percute la Terre. Perte de conscience.

Au réveil, à l’hôpital, je ne sentais plus mes jambes.

* Icône américaine des années 1970, Evel Knievel, de son vrai nom Robert Craig Knievel, est un motocycliste cascadeur originaire du Montana qui a réalisé des exploits hautement médiatisés. Il détient le record Guinness du plus grand nombre d’os brisés dans une vie. Il s’en est brisé 37.

FAIRE DU VÉLO DANS LA NEIGE

Pour priser ce véhicule encore marginal en saison hivernale, plusieurs règles régissent sa manipulation. Optez pour la bécane d’aluminium. Une seule vitesse. Deux gros pneus, crantés ou cloutés. Abaissez, avec la selle, le centre de gravité. La chute s’accélère sur la glace. Et la glace, elle vous fracasse. Phare blanc à l’avant, rouge clignotant à l’arrière, ils seront salvateurs si la visibilité est passable voire nulle. Gardez l’oeil lunetté. Habillez-vous de la tête au pied. Casquezvous. Partagez l’affabilité et la prudence élémentaire sur chaussée.