Momo et moi

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Par Charlotte Biron
mardi 31 août 2010
Momo et moi
Momo. Crédit: Charlotte Biron
Momo. Crédit: Charlotte Biron

Seule à l’aéroport de Prague, ma clé à pédales de 15 mm en main, de la graisse de chaîne de vélo partout, du tape électrique dans la bouche, je remonte Momo. Il ne le sait pas encore, mais nous partons pour un voyage de 2000 km. « C’est comment, rouler longtemps ? », avais-je demandé à un ami, de retour de 10 000 km à bicyclette. «C’est abrutissant », m’a-til répondu. «Repartirais-tu ? » «N’importe quand. »

Sur la 12, en République tchèque, notre conversation me revient en tête. Camille (ma Bonnie, ma Laurel, mon Astérix, mon capitaine Haddock, bref ma compagne de voyage) roule derrière moi. Cinquante kilomètres derrière nous, il y a Prague. Cracovie se trouve, plus ou moins, 450 km devant. Je prends une gorgée d’eau en ralentissant pour laisser Camille me rattraper. Je la vois descendre de son vélo et sortir notre pot de Nutella. J’arrête et prends une grosse cuillerée.

En ingérant nos 500 grammes d’huile tropicale quotidiens, riche en gras saturés et en sucre, je ressens un vertige. Jusqu’à l’horizon, la route s’étire pour se poursuivre sans fin dans nos cerveaux saouls de vent et de champs de coquelicots. Le long chemin d’asphalte s’élance comme une route de briques jaunes vers le magicien d’Oz. Je nous trouve justement une certaine parenté avec Dorothy Gale, mais en cuissards. On repart. Les journées sont rythmées par la pétarade de crevaisons du pneu arrière de Camille. On réussit finalement à se rendre en Pologne. Oui, ça nous étonne aussi.

Le matin du départ vers la Slovaquie, les toilettes de la station d’essence font jouer des cuicuis d’oiseaux. Je sens un mauvais présage. L’intuition féminine ne mentant jamais, la route secondaire indiquée sur notre carte de 2007 a été remplacée par une autoroute en 2008. Votre vélo s’est-il déjà rendu sur une autoroute, de surcroît polonaise ? Momo, si. Les camions qui filent à 140 km/h à nos fines oreilles nous dirigent, tout comme le policier qui crie en polonais, vers la sortie la plus proche. Nous nous retrouvons forcées de traverser un village isolé dans une côte des Carpates, la chaîne de montagnes locale (isolé sert médiocrement d’euphémisme pour décrire l’endroit : route étroite en gros pavés et en mauvaises herbes, deux cochons, une vache, sept poules, cinq canards, deux maisons délabrées). Momo marche à côté de moi. Camille s’arrête, épuisée, à la moitié de la pente carpatienne. «Ça va?», je demande, moi-même inquiète de ne jamais voir la fin cette chaîne de montagnes. «Ah. Oui… je me sens contemplative. » Je m’arrête aussi. J’éclate de rire. Momo tire dans mes bras à cause de l’amplitude de l’inclinaison. «Ouais. Moi aussi.»

Momo passe la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, la Croatie…

 

En chemin de Prague à Istanbul, la même question revient à chacune des rencontres que l’on fait : «Pourquoi faites-vous du vélo ?» À Montréal, la réponse était facile. Un jeune étudiant de Québec, stagiaire à Montréal pour l’été, m’avouait justement qu’il aurait dû emporter son vélo. «En fait, ici ce n’est pas indispensable, parce qu’il y a les vélos BIXI», corrige-t-il. L’intelligente installation, exportée à Londres, à Melbourne, à Boston, à Washington, à Minneapolis, me rebute. «Pourquoi tout le monde n’a pas son vélo, par toutes les températures, pendant toute l’année ? » Camille me lance, les yeux vers le ciel : « Mais oui, Charlotte, toute la planète devrait faire comme toi et rouler sous la neige par moins 20.» Ironise toujours, Camille, tu sais qu’on voit le plus beau du monde du haut de nos bicyclettes.

Avant la mer Adriatique, encore deux grosses montagnes. Arrivés à Vratnick (700 m), le dernier sommet avant l’eau salée, Momo et moi distinguons du bleu. Un moment de pause, puis je lâche les freins et laisse aller Momo. Descente folle dans des méandres d’asphalte escarpés, nichés dans du vert qui s’étire à notre gauche et à notre droite. Puis, soudain, une carte postale qui s’offre à nos yeux : la mer. Du turquoise qui se débobine, mes jambes qui ne travaillent plus et Momo qui s’engouffre dans l’air salin. Endorphines, paysages et fierté d’avoir pédalé toute cette distance – de mériter l’étendue bleue, le pot de Nutella et le soleil – nous rendent ivres. De Prague à Istanbul avec Momo, une seule question demeure irrésolue : pourquoi s’arrêter ? Il reste des routes à rouler.