Avoir 20 ans dans un pays en ruines

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Par Charlotte Biron
mardi 31 août 2010
Avoir 20 ans dans un pays en ruines
Fontaine Sebilj, monument emblématique de la vieille ville de Sarajevo. Crédit: Muu-karhu
Fontaine Sebilj, monument emblématique de la vieille ville de Sarajevo. Crédit: Muu-karhu

Quinze ans après la fin du conflit en Bosnie-Herzégovine, les jeunes de Sarajevo tentent de faire leur vie dans une société encore meurtrie. Certains se tournent vers l’islam, d’autres sortent dans les bars, d’autres encore tirent le meilleur des touristes qui affluent dans la ville. Rencontres avec trois jeunes bosniaques.

Swada a 27 ans et travaille à la librairie Connectum. L’endroit s’étire en hauteur, sur trois étages de livres et de tables à café. Elle prend cinq minutes entre deux clients : «J’ai étudié à l’Université de Sarajevo pour enseigner la littérature et la langue bosniaque. » La question de l’emploi suscite chez elle, comme chez la plupart des gens dans la vingtaine qui sortent de l’université, haussements d’épaules et soupirs. Tous répondent, avec une sorte de flegme, que la situation est difficile. Swada n’y fait pas exception. Elle veut me faire rencontrer Saliha, sa colocataire : «Elle enseigne, elle pourra mieux t’expliquer… Je dois aller prier, on se rejoint demain.»

Tarik

Les chiffres lui donnent raison. Le taux de chômage frôle les 40 %, et n’importe quel sondage maison dans la ville corroborerait son ton découragé. «Mais il y a plein de touristes ici, maintenant. Comme toi.» Les Bosniaques misent d’ailleurs sur le nouvel attrait que suscite leur pays. Sarajevo jouit d’un beau coup de publicité du Lonely Planet, qui l’a classé parmi les dix villes à visiter en 2010. À quelques rues du Sloga, une poignée d’Américains et d’Allemands s’engouffrent dans une petite maison. Le propriétaire, d’une vingtaine d’années seulement, a en effet entassé toute sa famille (parents, grands-parents, frères, soeurs) dans deux pièces, et installe des touristes dans les autres pièces.

Saliha

De retour chez Connectum, Saliha, l’amie de la libraire, attend sur la terrasse. Elle a un voile rose et une longue robe à fleurs. Ses doigts habitués replacent son foulard avec des petites aiguilles qui semblent rentrer dans sa joue. Son anglais est hésitant, mais ses phrases très courtes suffisent à exprimer ses idées. « C’est bien, que tu puisses voyager partout, lance-t-elle, un peu amèrement. Moi, c’est trop compliqué d’avoir un visa pour sortir du pays. Et trouver un travail est difficile, parce que je porte le voile.» Dans un pays majoritairement musulman, le voile est étonnamment mal vu. « Nos parents ont vécu le communisme, justifie-t-elle. Ils voient le voile comme un geste extrême. Les employeurs aussi. » Saliha explique que sa famille ne l’a pas élevée en lui faisant porter le voile ; la décision vient d’elle. «En rentrant à l’université, j’ai commencé à porter le hijab. Même si ça m’a empêché pendant longtemps de trouver du travail, c’était plus important. C’est écrit dans le Coran.» Saliha a finalement trouvé un emploi… dans une école exclusivement musulmane. Elle me suggère de lire le Coran, très gentiment. La conversation tourne en rond autour de l’islam, puis Saliha rejoint Swada pour aller prier : «À demain», lance Swada en s’éloignant d’un pas rapide.

Swada

«Je ne pense pas que je sois vraiment intéressante pour quelqu’un d’un autre pays, amorce Swada, gênée. Tu devrais parler à quelqu’un d’autre.» Son voile lilas couvre parfaitement ses cheveux. Ses manches longues, sa jupe longue parlent de sa foi. Elle raconte malgré tout son histoire : sa famille qui a fui en Allemagne, sa passion pour la langue allemande, son désir de voyager, les difficultés pour obtenir des visas. Le retour en Bosnie s’est fait en 1995, après les accords de Dayton [N.D.L.R. : qui ont mis fin aux combats en Bosnie- Herzégovine]. « Mais pas dans mon village natal, explique-t-elle. On est revenus dans une ville où il y avait une majorité de Bosniaques, pour que ce soit sécuritaire.»

Le cas de Swada en rejoint une pléthore d’autres: les villes et les villages de toute la Bosnie se sont radicalement homogénéisés à la suite de la guerre. Swada justifie la décision de s’installer parmi d’autres Bosniaques en évoquant les histoires d’horreur qui flottent encore dans toutes les maisons ici : «Tu sais, les gens ont vu leurs voisins voler, tuer, violer leurs femmes et leurs enfants.» Mais elle parle aussi d’harmonie, du désir de vivre, du désir d’oublier ; bref, toute une partie du discours de Swada concorde avec l’image de paix et de bonne entente que les guides de voyage et les dépliants gouvernementaux font circuler.

En parallèle, le voile et tout ce qui concerne l’islam semblent démesurément importants. Swada répond diligemment, sans paraître percevoir l’effet de ses paroles : «Depuis la fin de la guerre, les jeunes ont encore plus conscience de ce qu’ils sont, de leurs origines.» Elle finit son café, se lève, et sourit. Elle s’en va prier. En sortant, elle recommande à une jeune cliente Sarajevo Marlboro, un recueil de nouvelles écrit par Miljenko Jergovic, la star littéraire du pays. Dans le livre, l’écrivain bosniaque décrit superbement l’incendie de la Bibliothèque nationale de Sarajevo après un bombardement serbe. Les ruines de celleci surplombent toujours sombrement la rivière Miljacka qui borde la vieille ville de Sarajevo. Malgré les rappels incessants du passé, la ville tente de se relever.