Symphonie de l’univers ouvrier

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Par Coralie Hodgson
jeudi 12 décembre 2019
Symphonie de l’univers ouvrier
Un atelier portant sur le documentaire polonais Symphony of the Ursus Factory a abordé les liens entre la création sonore et la vision collaborative du cinéma, le 16 novembre dernier, dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM). Ce film illustre la mémoire corporelle du travail ouvrier. Le co-directeur du Laboratoire de création sonore de l’UdeM, Frédéric Dallaire-Tremblay, a animé cette discussion avec la réalisatrice Jasmina Wójcik et le directeur de la photographie, Jakub Wróblewski.
« Pour moi, les travailleurs de l’usine étaient comme les musiciens dans un groupe de musique. C’est ça, le lien entre symphonie et usine. Dans un groupe de musique, tout le monde a son rôle. Dans une usine, c’est la même chose. »
Jasmina Wojcik, réalisatrice de Symphony of the Ursus Factory

Selon sa réalisatrice, l’idée du film a commencé à prendre forme dès 2011, à la suite de la visite des ruines d’une usine désaffectée d’Ursus, une zone post-industrielle de Varsovie. Elle affirme avoir lancé un appel public afin de retrouver la trace des anciens travailleurs de l’usine. « Quand j’ai commencé à travailler avec eux, c’était simplement par curiosité par rapport à ces lieux et à ces personnes, explique -t-elle. J’ai ensuite appris qu’ils sont très marginalisés par le gouvernement polonais, ce qui m’a encore plus touchée. »

Mme Wójcik précise que la prémisse du film lui est venue dès les premières rencontres avec les anciens travailleurs. « Pour moi, ils étaient comme les musiciens dans un groupe, affirme-t-elle. C’est ça, le lien entre la symphonie et l’usine. Dans un groupe de musique, tout le monde a son rôle : dans une usine, c’est la même chose. »

Elle ajoute que les seize comédiens du film ont suivi des ateliers de voix et de mouvement durant neuf mois avant de commencer le tournage. « Certains d’entre eux m’ont mimé le travail qu’ils faisaient, car je ne comprenais pas la signification du mot qu’ils utilisaient pour décrire ce travail, explique-t-elle. Je trouvais donc intéressant de raconter une histoire sans la nommer, avec les mouvements du corps. » La réalisatrice ajoute qu’un pilote de musique a été créé avant le tournage du film par le compositeur Dominik Strycharski, qui a suivi les lignes directrices du film. « Dans la première partie [du film], les personnages vont travailler, résume-t-elle. Ensuite, ils vont à l’usine, où ils recréent les mouvements du travail ouvrier. Ce travail réveille les tracteurs [fabriqués dans l’usine d’Ursus], qui reviennent de partout au pays afin de danser pour eux. Les ouvriers s’assoient ensuite dessus et y restent pour toujours. »

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Une symphonie collaborative

Mme Wójcik ajoute que les membres de l’équipe du film ont constamment réfléchi à ce qu’ils voulaient montrer et comment le faire. Il s’agit, pour elle, d’avoir également un équilibre au sein de l’équipe de travail. Pour le directeur de la photographie, Jakub Wróblewski, la fusion entre le son du travail ouvrier et la musique expérimentale composée par M. Strycharski s’observe dès le début du film. « Le premier personnage du film tape du pied, détaille-t-il. Le son [du pied] continue, puis se superpose avec la musique composée. »

Selon la réalisatrice, M. Strycharski a été présent tout au long du tournage, puis a travaillé en studio avec les intervenants pour faire des enregistrements de groupe et individuels. Elle ajoute qu’il a également encouragé les membres d’un ensemble de cuivres, qui apparaissent dans le film, à faire de l’improvisation musicale.

Le professeur adjoint du Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’UdeM Frédéric Dallaire-Tremblay explique que des liens indirects peuvent être faits entre la musique de Symphony of the Ursus Factory et le style de musique industrielle, auquel est associé, entre autres, le groupe Nine Inch Nails. « La musique industrielle de Nine Inch Nails fonctionne selon deux principes : la répétition de bruits industriels et l’utilisation de sons de machines, dont les timbres complexes accompagnent l’utilisation de la distorsion, affirme le professeur. Dans Ursus, il y a un peu d’éléments répétitifs, mais les voix des travailleurs participent à des rythmes irréguliers, qui s’éloignent de la musique populaire. »

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Témoigner du passé

Mme Wójcik, qui est issue tant du monde des arts visuels que du monde de l’activisme, refuse de cantonner son film à un style particulier. Pour elle, son projet pluridisciplinaire se distingue, entre autres, par son aspect collaboratif. « Nous ne voulons pas classifier [notre film], développe-t-elle. Nous travaillons de façon interdisciplinaire. Ce qui est important, c’est d’avoir une bonne approche narrative. Ensuite, la façon de faire est propre à chacun. »

M. Dallaire souligne qu’un lien indirect peut être fait entre Symphony of the Ursus Factory et le film Dancer in the Dark, du réalisateur danois Lars von Trier. « La musique dans le film de von Trier permet à Björk de s’évader de son univers quotidien, observe-t-il. Ursus Factory est dans un autre registre : la musique incarne un idéal de communauté, elle magnifie un travail en usine qui est habituellement peu considéré. » Björk est une chanteuse-compositrice-interprète islandaise qui a interprété le rôle principal de Dancer in the Dark, dont elle a aussi composé — ou du moins interprété — chaque morceau de la bande originale.

Le professeur ajoute d’ailleurs qu’une des forces d’Ursus Factory est de ne pas seulement avoir un regard nostalgique, mais d’interroger nos manières contemporaines de penser et d’organiser la collectivité. Selon lui, il y aurait quelque chose à puiser dans cette vision socialiste sur la façon de voir la communauté aujourd’hui.

Mme Wójcik rappelle que cet idéal de communauté est très cher à ses yeux. « J’ai écouté ces gens, car je les ai trouvés très uniques, explique-t-elle. J’ai appris d’eux et j’apprends encore d’eux : comment être ensemble et comment apprendre ensemble. À l’école, on apprend à être individualistes. Mais qu’est-ce qu’on peut faire tout seul ? » La réalisatrice affirme d’ailleurs vouloir continuer dans cette veine : elle a pour prochain projet de faire un documentaire musical, expérimental, alternatif et éducatif, en collaboration avec des enfants défavorisés.

Les RIDM ont eu lieu du 14 au 24 novembre.

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