Culture

Un article nommé piu piu

«Le piu piu, c’est un style proprement bas-canadien. Un style qui a évolué entre Quoibec et Mourial, mais qui commence à envahir tout le territoire du Bas p’tit à p’tit », affirme dans un jargon déroutant vLooper, DJ et membre du groupe rap Alaclair Ensemble. Pour plusieurs, ce phénomène musical aurait même un potentiel d’exportation en tant que premier style électronique proprement québécois.

Performance de DJ piu piu lors du 3e événement Artbeat du Panda bar en octobre dernier (Crédit photo : Courtoisie 7D)

«Une importante vague artistique déferle sur Montréal actuellement, un peu comme dans les années 1970 avec la musique rock, avance 7D, membre du collectif de rap K6A et organisateur des événements de DJ Artbeat. C’est difficile d’aller au coin de la rue sans croiser quelqu’un qui fait des beats.»

Pour nommer cette effervescence de musique rap électronique instrumentale, le producteur expérimental de Québec vLooper a lancé le désormais classique « This is piu piu music » lors d’un événement Artbeat en juillet dernier, dans le Vieux-Montréal. « C’est une appellation qui trottait dans notre tête depuis un bout, avoue Ken-Lo, le rappeur et beatmaker du groupe Alaclair Ensemble. Il y a quelque chose dans piu piu qui rappelle un pow-wow, comme un terme global pour indiquer le rassemblement festif. » « Piu piu, c’est LE son électronique typique qui a été traduit en mots », avance le détenteur d’une maîtrise en communication à l’UdeM et journaliste spécialisé en hip-hop pour le site 10kilos.us, Laurent K. Blais.

En octobre dernier, les soirées Artbeat se sont déplacées au Panda Bar dans le Quartier latin de Montréal. Au menu, un jam musical de deux heures avec des DJ qui se succédaient chaque minute et créaient leur musique sur place avec leur ordinateur. « Je n’avais aucune idée à quoi m’attendre et j’ai été complètement renversé, lance Laurent K. Blais. C’était fascinant de voir le melting pot qu’il y avait là, tant sur le plan des approches musicales que de la diversité ethnique

Étudiante au post-doctorat en anthropologie à l’Université d’Oxford, Alexandrine Boudreault-Fournier était également présente lors de la soirée au Panda Bar. «J’ai été estomaquée par ce que j’ai vu, dit-elle. Beaucoup de gens affirment que le développement des technologies encourage l’individualisme, mais avec des événements comme Artbeat, on voit que c’est l’esprit de collectivité qui prime.» «Ce genre de soirées permet le partage, ajoute Laurent K. Blais. La plupart des artisans du piu piu ne se connaissaient pas il y a huit mois. Maintenant, ils continuent de faire des beats à leur manière, mais sous une étiquette commune.»

Sur le plan musical

Impressionnée par le mouvement musical, la post-doctorante Alexandrine Boudreault-Fournier a décidé de se pencher sur le piu piu pour voir l’influence des technologies numériques sur le développement musical. Une longue étude de quatre mois qui lui aura permis d’interviewer 30 artisans de la scène afin de comprendre l’essence du style musical. «C’est une musique qui voit dans le futur et qui s’adresse à toute la planète. Les artisans du mouvement sont de vrais mélomanes qui connaissent toutes les racines du hip-hop, parfois même de la musique électronique et du jazz contemporain. C’est une musique toujours en mouvement, à l’affût des nouvelles technologies et des nouveaux sons.»

Sans être une révolution musicale, le piu piu se définit comme un style de post-rap, affirme Laurent K. Blais. «C’est un mélange d’influences. La plupart du temps, ce sont des chansons assez courtes, comme des esquisses créées pour passer l’émotion du moment.» Une technique de travail qui s’inspire directement du rap instrumental de l’étiquette californienne Brainfeeder et du hip-hop expérimental du regretté musicien de Detroit J Dilla (voir encadrés). « Quand je fais un beat, je ne recherche rien en particulier, juste un vibe, une couleur, affirme Jamai, admirateur de Dilla et membre du collectif K6A. J’échantillonne des sons qui ont une texture intéressante, des rythmes qui claquent et une grosse basse sale.»

«Tout ce que je release, c’est inachevé, clame Ken-Lo. Je suis dans mon laboratoire, pas de stress, et je produis plein de beats.»

Mouvement unique au Québec ?

Laurent K. Blais, journaliste hip-hop

Considéré par plusieurs comme le pionnier du piu piu, Ken-Lo a participé à la compilation Les Brassures du terroir mixée par 7D. Disponible en téléchargement pour 5 $ sur le Bandcamp d’ArtbeatMTL, elle présente une vingtaine d’artistes clés de la scène actuelle québécoise. « Au début, j’avais demandé à des artistes québécois et internationaux de participer au projet, affirme 7D. En fin de compte, je n’ai reçu que des réponses d’ici, ce qui fait qu’on s’est retrouvés avec une compilation 100 % québécoise.»

Le journaliste hip-hop Laurent K. Blais voit dans le piu piu un style musical ancré dans la culture québécoise. «C’est normal, quand tu écoutes une compilation de piu piu, d’entendre un échantillonnage de la voix de l’animateur de Découverte, Charles Tisseyre, ou un remix de l’extrait “Excepté une fois au chalet” pris sur YouTube, raconte-t-il. Les beatmakers s’investissent dans la culture francophone et retravaillent les références culturelles.»

Loin de chercher à copier ce qui se fait en Californie ou à New York – comme on l’a vu à plusieurs reprises dans l’histoire du rap québécois –, le piu piu pourrait influencer la scène électronique mondiale, selon 7D. «Au Québec, on est longtemps allés chercher l’inspiration ailleurs, affirme celui qui a plus de 20 ans d’expérience en tant que DJ. Maintenant, les choses s’apprêtent à être renversées

En 2012, 7D est à la recherche de nouvelles saveurs musicales. Un événement Artbeat en hommage à J. Dilla est en préparation et un nouveau style de musique pourrait éclore : le beatboot, hommage électronique au bebop, style de jazz-swing très populaire dans les années 1950. «On ne veut pas se limiter à un format précis, rajoute-t-il. Le piu piu, c’est une approche et une façon d’interagir avec les machines. À la limite, on ne veut même pas que le style soit reconnaissable.»

Les influences du piu piu

J Dilla

J Dilla, le précurseur  de Détroit

J Dilla (ou Jay Dilla) s’est fait connaître à la fin des années 1990 comme membre du groupe hiphop Slum Village. Inspiré par le jazz et le soul, il s’est taillé une place de choix comme producteur en collaborant avec des artistes hip-hop de renom, tels que A Tribe Called Quest, De La Soul et Talib Kweli.

En février 2006, il succombe à une crise cardiaque et laisse en héritage une centaine de beats expérimentaux qui paraîtront au cours des années suivantes. «C’est ma plus grande inspiration, souligne le rappeur et producteur piu piu Ken-Lo. Quand il était à l’hôpital, il n’arrêtait pas de faire des beats qu’il comptait éventuellement vendre à des rappeurs. À la veille de sa mort, j’ai mis la main sur une mixtape qui avait probablement été volée dans sa chambre. C’est encore aujourd’hui la meilleure que j’ai entendue de ma vie même si, à la base, il n’avait pas prévu que ça s’écouterait sans paroles.»

Brainfeeder, le penchant américain

Flying Lotus, fondateur de Brainfeeder

Fondée par le producteur expérimental Flying Lotus (photo) à Los Angeles en 2008, Brainfeeder est le porte-étandard de la scène Beat Music, un mélange entre hip-hop instrumental, musique électronique et sonorités psychédéliques. «Tout ce qui se passe à Los Angeles, c’est une évolution du son de Dilla, avance le journaliste spécialisé en hip-hop, Laurent K. Blais. Le piu piu continue dans la même lignée en ajoutant une saveur québécoise.» Très prolifique, l’étiquette californienne propose un lot impressionnant de remix, d’albums et de projets divers sur son site Web brainfeedersite.com.

 

 

La sainte-trinité du piu piu

Ken-Lo, le père spirituel

Originaire de Québec, Ken-Lo fait sa marque dans le hip-hop québécois depuis le milieu des années 2000 en tant que rappeur pour divers groupes comme Movèzerbe, Alaclair Ensemble et K6A. Depuis 2007, il offre gratuitement sur Internet la série d’albums instrumentaux Craqnuque, considérée comme la base du son piu piu. «J’essaie toujours de repartir à neuf à chaque album, affirme le rappeur. Toute mon énergie va là-dedans. » Il s’apprête à ajouter un nouveau volet à sa série, Craqnuque Forêt boréale, et un album avec Monk. E, son collègue du K6A.

 

 

vLooper, le fils prodigue

Nouveau membre du collectif Alaclair Ensemble, vLooper a fait sa marque avec deux albums hip-hop soul, offerts gratuitement sur Internet. Le dernier, COPYCAT, est un hommage aux beats du précurseur piu piu J Dilla. «Si tu appuies sur des pitons avec la stature physique et rythmique du détroitte, alors tu fais sans aucun doute du piu piu, affirme-t-il dans un langage codé, typique du groupe Alaclair Ensemble, pour décrire le piu piu. Tout est dans l’attitude tenue et partagée.» Pour 2013, le musicien prévoit partir en tournée… au Japon avec Céline Dion et Claude Bégin, blague-t-il.

 

 

7D, l’esprit sain

Principal beatmaker du collectif de rap K6A, 7D organise les soirées Artbeat, lieu de création où se rencontrent les artisans du piu piu. Il est aussi le DJ derrière la première compilation officielle du nouveau style, Les Brassures du terroir. «Ken-Lo et moi, on a la même approche artistique, estime-t-il. C’est tout le temps très rapide, voire instantané.» Il publiera une deuxième compilation cette année, en plus d’animer l’émission Artbeat Radio tous les samedis en fin d’après-midi à l’antenne de CISM 89,3 FM, la radio des étudiants de l’UdeM.

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