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Derrière la nouvelle cryptographie

Quartier Libre : Pouvez-vous expliquer ce qu’est la cryptographie quantique ainsi que ses avantages ?

Gilles Brassard : Pour assurer la confidentialité d’un message, recourir à la cryptographie quantique assure à Alice et à Bob [noms fictifs choisis pour l’exemple] qu’aucun espion ne pourra prendre connaissance du contenu de leur message. Ce procédé ne sert pas à transmettre des messages, mais bien à établir une clé secrète – construite d’une suite complètement aléatoire de 0 et de 1 – que seuls l’émetteur et le récepteur connaissent. À l’échelle du domaine de la physique quantique, une séquence de photons lumineux, qui oscillent chacun d’une façon précise du point A au point B, incarne la cryptographie quantique. Une fois la clé établie, on se sert d’un canal classique sur Internet pour transmettre un message. À la différence d’une communication effectuée entre deux personnes via un canal Internet classique, où il demeure toujours possible pour un espion de prendre connaissance du signal et de déchiffrer le message, il s’avère impossible pour un intrus d’intercepter un canal quantique sans perturber l’information qui y circule. Si jamais un photon lumineux oscille de manière distincte durant son parcours, ce sera l’indice d’une perturbation imminente et alors il devient possible pour Alice et Bob d’écarter ce canal intercepté.  

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Q. L. : Quels sont ses désavantages potentiels ?

G. B. : C’est sûr que la cryptographie quantique, comme toute technologie, peut être utilisée pour le bien ou pour le mal. Il existe une certaine tension entre protéger la vie privée des citoyens versus aider des criminels à faire des activités sans être inquiétés par les forces de l’ordre. Pour ma part, je suis un fervent partisan de la protection de la vie privée et je crois au principe de la protéger en dépit des inconvénients possibles, car c’est un droit fondamental qui doit être assuré à tout prix et qui apporte un réel bénéfice à la société.

Q. L. : La Chine a lancé un satellite quantique (Mozi) en 2016, basé sur vos théories sur la cryptographie quantique, afin de bénéficier d’une sécurité maximale dans ses communications. Où se positionne le Canada dans tout ça et utilise-t-on la cryptographie quantique ici ?

G. B. : En effet, la Chine a vu une occasion réelle de prendre les devants dans cette technologie du futur. Au Canada, il n’y a pas d’infrastructures établies à large échelle, mais on pourrait bien être le deuxième pays au monde à propulser un satellite quantique. On aurait dû être le premier, mais seulement s’il y avait eu davantage de volonté politique. C’est aussi une question de priorités. Face à un grand nombre de propositions de projets, on n’en choisit que quelques-unes. On a des plans établis pour ce type de satellite depuis au moins 10 ans, mais on n’a reçu le feu vert que récemment.

Q. L. : À qui va servir avant tout la cryptographie quantique ?

G. B. : C’est une technologie dispendieuse qui prendra du temps à se déployer, et il est certain qu’à ses débuts, elle ne servira pas à tout le monde. C’est un peu comme l’ordinateur classique dans les années 1950, qui était surtout à la disposition de chercheurs et de scientifiques, et qui peu à peu, est devenu accessible à toute la population. À l’heure actuelle, en Chine, les principaux joueurs potentiels déclarés sont les banques, les compagnies d’assurance, les scientifiques et sûrement le gouvernement, même s’il ne l’avouera pas. Ce qui serait intéressant, à plus long terme, ce serait d’implanter des réseaux urbains dans les grandes villes d’un pays pour assurer une communication soutenue par la cryptographie quantique, et qui pourrait être mise à la disposition de la population. C’est ce vers quoi la Chine s’aligne en ce moment. Elle a déjà des centres urbains qui relient Pékin à Shanghai, par exemple.

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Q. L. : Comment avez-vous abouti à la découverte de la cryptographie quantique et quel défi espériez-vous relever à l’époque ?

G. B. : Quand j’ai commencé à développer la cryptographie quantique, ce n’était pas quelque chose que je considérais comme sérieux. Ma spécialisation était en cryptographie classique. Au début, ce n’était qu’un amusement périphérique. Le passage vers la cryptographie quantique s’est produit de façon accidentelle et l’histoire est assez abracadabrante. En novembre 1979, j’étais à Puerto Rico pour une conférence et je nageais en mer quand un illustre inconnu est venu vers moi. Il me raconte alors qu’il connait une façon d’utiliser la mécanique quantique pour fabriquer des bits impossibles à contrefaire. Cet inconnu était Charles Bennett, qui est devenu mon principal collaborateur. Il a commencé à me parler d’idées complètement farfelues. Je voyais un défaut dans ce qu’il me racontait en raison de mon bagage en cryptographie classique et je lui ai expliqué comment corriger ça. Ça a été le début d’une collaboration qui a duré plusieurs années. La théorie de la cryptographie quantique a été publiée en 1984. Il n’y avait pas encore Internet en 1979, mais la notion de sécurité et l’idée de pouvoir transmettre une information de manière totalement confidentielle étaient présentes et datent de l’Antiquité.

Q. L. : Vous avez un parcours atypique. Mis à part les prix que vous avez reçus pendant votre carrière, vous vous démarquiez dès votre plus jeune âge. À 13 ans, vous êtes entré à l’université et à 24 ans, vous étiez doctorant et professeur à l’UdeM. Qu’est-ce qui a déclenché votre intérêt pour les mathématiques durant votre enfance ?

G. B. : C’est mon frère aîné qui m’a enseigné les mathématiques quand j’étais au primaire. J’ai trouvé cela tellement beau. Tout l’édifice mathématique est d’une très grande élégance. Je ne peux pas mettre en mots ce que je trouve élégant. Pourquoi trouve-t-on la musique belle ? Honnêtement, je ne vois pas de différence entre ce qui est élégant en mathématiques et ce qui est beau en musique ou en peinture. Je ne serai pas capable de l’exprimer… Ça vient tout simplement chercher l’âme.


À l’époque, les mathématiques étaient un moyen pour m’évader de la réalité. C’était plus parfait que le monde extérieur. C’était aussi quelque chose qui pouvait m’appartenir, dans le sens où je pouvais l’intérioriser. Il y avait aussi l’aspect « défi » : le défi de comprendre, de donner un sens à la vie. Quelque part, ce fut aussi l’enthousiasme de mon frère. Il ne m’a pas seulement enseigné les mathématiques, il m’a transmis son enthousiasme et son amour pour les mathématiques. C’était tellement naturel et beau. Il a eu beaucoup d’influence sur moi sur plusieurs points de vue.

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