Quartier Libre : Comment as-tu été initiée au travail d’Alessandro Bosetti ?
Keiko Devaux : C’était lors de la conférence Resonant Bodies à Berlin, en 2013. J’ai assisté à une performance de sa collaboration avec le compositeur et pianiste Chris Abrahams. Après une période d’improvisations méditatives, la voix d’Alessandro s’est élevée pour chanter une version de la pièce Travessia de Milton Nascimento. Cette performance demeure à jamais l’un de mes souvenirs musicaux les plus chers.
Q. L. : En quoi son œuvre se distingue-t-elle de celle des autres artistes sonores ?
K. D. : Alessandro possède un ensemble d’œuvres si vaste et diversifié – tant dans son travail en solo que son travail collaboratif – que ce serait un non-sens de répondre dans une simple perspective esthétique. La plupart de ses pièces traitent de la musicalité du langage, des malentendus et de la communication. Mais ce qui me frappe le plus dans son travail, c’est son approche de création en général. Il a un grand sens de l’humour et de l’absurde, qu’il entremêle de moments sonores plus sérieux et sublimes.
Q. L. : Ses compositions influencent-elles ta démarche académique ?
K. D. : Oui. Au cours des dernières années, j’ai exploré comment transposer une expérience vécue pour en faire une musique. Je pense beaucoup aux notions de traduction et d’interprétation. Chez Alessandro, l’approche du langage, de sa décomposition et de sa réorganisation aléatoire m’inspirent à imaginer les différentes manières possibles d’interpréter une expérience, et comment ces « ré-imaginations » changent notre perspective.
Q. L. : Le travail d’Alessandro Bosetti t’inspire-t-il aussi dans tes propres créations musicales ?
K. D. : Son utilisation de la répétition et son approche minimaliste sont des choses que je comprends immédiatement et que j’ai souvent employées dans mon propre langage musical. Par exemple, ma pièce pour cinq violons, ere, est composée de sons très simples qui s’enchaînent longuement. J’admire aussi son humour, son honnêteté et la conviction de ses idées parfois saugrenues qui contrastent avec mon propre travail, mais qui m’inspirent à les explorer davantage.
Q. L. : Y a-t-il une de ses compositions qui t’a particulièrement marquée ?
K. D. : Sa série Mask Mirror est parmi celles qui m’interpellent le plus. Il a construit un instrument et un logiciel programmé avec des fragments de paroles, allant des bruits de bouche aux phrases complètes en passant par des unités lexicales. Il essaie de dialoguer ou de discuter avec cet instrument en déclenchant des sons ou des mots, sans jamais savoir lesquels. Ce caractère aléatoire engendre une libération de la langue et un brouillage de genres entre comédie et performance musicale. L’auditeur vogue entre différents modes d’écoute, tantôt amusé, tantôt touché par ces vocalisations répétitives, émotives et ce flux illogique de mots dont la beauté devient hypnotique.
Je dois également mentionner son œuvre vidéo The Listeners, pour laquelle il a écrit dix courtes pièces qui sont écoutées une seule fois par une seule personne. Chaque auditeur est conscient d’être le seul à entendre la composition et qu’elle sera ensuite détruite. Je pense beaucoup à l’importance de l’écoute dans l’expérience de création, ainsi qu’aux différentes façons d’approfondir et de changer nos habitudes d’écoute. Le concept animant ce projet est épatant pour moi.