La grève contre la hausse des frais de scolarité est-elle un enjeu politique ou juridique ? Le mouvement mélange les genres depuis qu’une poignée d’étudiants et même l’UdeM s’en sont remis aux tribunaux pour lever le blocage des cours. Affirmation de l’État de droit ou entrave à la contestation populaire, cette judiciarisation du débat divise.
Guillaume Charrette, étudiant en droit de l’UdeM, est l’un des requérants québécois à être passé devant la Cour supérieure pour demander une injonction contre le blocage des cours. Mais ce n’est pas contre la grève qu’il agit, et ses opinions politiques n’ont pas d’importance, insiste-t-il. Pour lui, le respect des principes de droit fondamentaux est un combat qui dépasse les débats idéologiques. « Trop souvent, on dit : “ma cause est juste donc j’ai le droit de faire reculer tes droits”. Mais relativiser le droit qu’aurait quelqu’un d’aller à l’école, c’est aussi relativiser tous les autres droits qu’a cette personne, argumente-t-il. Si les étudiants sont prêts à laisser tomber mon droit d’aller à l’école, moi je suis prêt à laisser tomber leur droit de manifester. » Le droit est l’expression de la démocratie, selon lui. « Quand on veut s’exprimer, on fait des règlements, des décrets ou des lois, avance-t-il. C’est comme ça qu’on oriente la conduite sociale.»
M. Charette explique aussi avoir reçu une dizaine de courriels d’étudiants lui faisant part de situations très problématiques. Il en a publié deux sur son blogue, Le blogue caféiste. « Ça a des impacts tellement gigantesques sur leur vie. Il y a une limite à l’inadmissible », accuse-t-il.
Selon Stéfanie Tougas, secrétaire générale de la Fédération des associations étudiantes du campus de l’UdeM (FAÉCUM), ce n’est pas devant les tribunaux qu’il faut chercher des solutions à ces difficultés individuelles. « Les personnes les plus à même d’aider ces étudiants sont les départements des facultés qui doivent faire des accommodements », rétorque-t-elle.
Malgré son discours de principe, le recours de M. Charette montre un manque de solidarité, considère Mme Tougas. « La démocratie, ce n’est pas un droit individuel. On ne change pas une décision prise par la communauté parce qu’un individu est en désaccord. Lorsque la majorité s’exprime, on suit ce qu’elle décide. »
Les limites du droit
Comme Mme Tougas, Finn Makela, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke et directeur des programmes de common law et de droit transnational, considère que la judiciarisation du mouvement étudiant est révélatrice d’une « certaine tendance à une conception du vivre ensemble qui passe par les droits individuels ». Elle se traduit par une propension à privilégier le recours aux tribunaux pour trancher des litiges qui pourraient être réglés par d’autres voies, notamment politiques.
« On vit dans une société où on essaie de tout judiciariser, on essaie de tout codifier en asseyant toute légitimité sur le droit, explique-t-il. Mais il y a une vision peut-être un petit peu naïve ou cynique selon laquelle le droit serait un instrument neutre que l’on peut utiliser à sa façon pour régler le social. Or, ce n’est pas du tout le cas: dans son application, le droit favorise certains groupes de la société. » M. Makela rappelle notamment les frais qu’un recours en justice engendre. Guillaume Charrette a déjà payé 400 $ pour une procédure d’à peine deux jours.
« Chercher à appréhender l’ensemble de la réalité sociale à travers le droit, c’est un peu absurde, continue M. Makela. Le droit favorise une certaine manie pour l’ordre public et la stabilité, alors que tout mouvement de contestation veut mettre en cause la définition actuelle de l’ordre public et de la stabilité. »
Droit de grève étudiant, ou pas ?
Sur la question de la grève étudiante, le droit est silencieux : elle n’est ni interdite, ni autorisée. Pourtant, dans les faits, elle existe depuis longtemps puisqu’il faut remonter au XIIIe siècle à Paris pour trouver la première grève étudiante, rappelle M. Makela. « Les grèves étudiantes n’ont pas eu le même effet dérangeant que le mouvement ouvrier, donc elles n’ont jamais été interdites. Elles étaient ponctuelles. Elles ont dérangé, mais n’ont pas remis en cause entièrement le système social, politique et économique. Comme on ne cherchait pas à les réprimer, elles ne se sont pas retrouvées dans la loi », analyse-t-il.
Guillaume Charrette soutient que les recours en justice peuvent être un atout pour le mouvement étudiant.« Ultimement, j’ai vraiment l’impression que ça profitera aux associations étudiantes qui cesseront de passer pour une bande de bébés gâtés, casseurs et extrémistes, affirme-t-il. Il serait bon qu’elles se fassent reconnaître un droit de grève et qu’elles puissent l’opposer au gouvernement. » Finn Makela nuance. La judiciarisation du mouvement ouvrier a par exemple été « une lame à double tranchant », dit-il. Si elle a apporté des avantages aux travailleurs, notamment en imposant le respect de la grève par tous les employés, elle s’est également accompagnée d’une bureaucratisation importante de l’action collective. « Ce qui était auparavant un mouvement de masse est devenu un jeu d’élite qui s’engage dans une lutte juridique avec des avocats devant les tribunaux », constate M. Makela.
La judiciarisation détourne le débat, juge Stéfanie Tougas : le droit de grève est déjà acquis, même s’il n’est reconnu qu’implicitement. « On n’a pas besoin de perdre autant de temps sur cette question en ce moment, on a un enjeu beaucoup plus important qui est la hausse des frais de scolarité, revendique-t-elle. On se porte très bien sans avoir un droit de grève reconnu. »