De toutes les sciences humaines, la philosophie est celle où les femmes brillent par leur absence. En 2010, 74 % des 320 étudiants en philosophie à l’UdeM étaient des hommes, une situation qui se répercute également chez les professeurs. Malgré ce faible taux, les femmes de la discipline tentent toujours d’augmenter leur présence.
Les professeures ne sont pas étonnées de constater ce déséquilibre chez le personnel et chez les étudiantes, mais elles éprouvent encore des difficultés à bien l’expliquer. « Les femmes au baccalauréat en philosophie constituent encore à peu près 30 % des étudiants, affirme la professeure de philosophie à l’UdeM Christine Tappolet. C’est nettement plus faible que les autres sciences humaines alors que la psychologie n’est pas entièrement différente en tant que discipline. » À l’UdeM, seulement cinq des vingt-cinq professeurs au Département de philosophie sont des femmes. À l’UQAM, ce taux est de 4 sur 19 et à l’Université Laval, il est de 4 sur 17.
Les femmes et la confrontation
L’idée que les femmes sont moins à l’aise avec l’aspect de confrontation propre à la philosophie a souvent été soulevée. « La philosophie ne repose pas sur la validation des faits, mais plutôt sur la prise de parole. Le fait de parler haut et fort peut être plus difficile pour les femmes », explique la professeure de philosophie à l’UdeM Ryoa Chung. Mme Tappolet abonde dans le même sens. « En philosophie, on ne peut pas se rabattre sur une statistique, dit-elle. Ce sont des arguments et de la rhétorique et ceci peut décourager certaines qui n’aiment pas la confrontation. »
Justine Boulanger entame présentement sa propédeutique en philosophie dans l’espoir de faire sa maîtrise à l’UdeM. Elle avance l’idée qu’un homme et une femme ne sont pas perçus de la même manière lorsqu’ils adoptent une rhétorique agressive. « Quand une femme débat passionnément, on dit qu’elle est hystérique, quand un gars fait la même chose, on dit que c’est un leader », soutient Justine Boulanger. Elle avoue aussi avoir eu des doutes en tant que femme par rapport à son enrôlement à la maîtrise, alors qu’elle a vu plusieurs hommes se lancer avec moins d’hésitation.
La doctorante en philosophie à l’UdeM Blandine Parchemal semble attirée par le défi rhétorique. « J’aime m’imposer en tant que femme. Les femmes en philosophie doivent essayer de réaliser une performance, surtout qu’elles sont en minorité. Ce devrait être une source de motivation », explique-t- elle.
Selon Ryoa Chung, il y a aussi des caractéristiques dans le métier de philosophe qui décourageraient certaines femmes. « Il est possible que les femmes soient portées vers des métiers qui vont mieux assurer leur indépendance financière », souligne la professeure. Les femmes seraient découragées par l’idée de faire un doctorat sans avoir une perspective d’emploi claire. Mme Chung soutient que les femmes sont peut-être davantage portées vers des métiers où elles font des tâches concrètes. « Les femmes sont possiblement aussi attirées par des métiers dans lesquels elles peuvent aider les autres comme la psychologie ou les sciences infirmières », remarque Mme Tappolet.
Le faible taux de femmes en philosophie peut toutefois être dû au fait que les hommes ont longtemps dominé la discipline. « Le fait qu’il y ait si peu de professeures risque de donner l’idée que la philosophie est peu accueillante pour les professeures. Il y a un effet d’entraînement et c’est un cercle qui n’est pas facile à briser », avoue la professeure de philosophie à l’UQAM, Dominique Leydet.
« Tous les grands philosophes sont des hommes. Lorsque j’avais des professeures à la Sorbonne, c’est bête, mais j’avais des doutes, même si ce sont des femmes qui ont autant de crédibilité », confie Blandine Parchemal. Le problème en est aussi la perception.
Féminisme et philosophie ?
Les professeures soulignent les nom- breux efforts pour améliorer la place des femmes en philosophie. « Il est important de faire rentrer le féminisme dans la philosophie, explique Mme Leydet. Pour la première fois, cet automne, il se donne un cours à ce sujet à l’UQAM. »
Elle ajoute qu’il faut aussi chercher à augmenter le nombre de femmes chez les professeurs. Mme Chung se réjouit de l’implantation de ce cours à l’UQAM et partage son intérêt d’en offrir un de ce genre à l’UdeM. Mme Leydet incite les départements de philosophie à développer des liens avec les études féministes.
Mme Chung se dit heureuse de voir la revue de philosophie Ithaque consa- crer son prochain numéro au rôle du féminisme en philosophie. « Il y a des efforts visibles qui contri- buent énormément à l’avance- ment des femmes, affirme-t-elle. Même si la faible présence des femmes demeure l’éléphant dans la pièce, il y a eu beaucoup d’amélioration depuis le début des années 1990. On applique main- tenant une politique de tolérance zéro envers l’intimidation et le harcèlement, et il y a un souci d’être équitable. »
La réalité est que les solutions sont nombreuses. Mme Tappolet met l’ac- cent sur le travail en groupe. «C’est rare qu’on publie en groupe, mais c’est quelque chose que je salue, avoue-t-elle. Il y a moins de confrontation lorsqu’on travaille de cette façon, ce qui peut favoriser les femmes. » Selon la professeure, le travail en équipe améliore la discipline.
Même si les statistiques sur les femmes en philosophie sont encore décevantes, il ne manque pas de solutions pour celles qui, par leurs efforts, tentent de remédier à la situation.
Eric Deguire