« J’ai l’impression de vivre dans deux mondes en même temps », confie Katerina Sviderskaya. Née en Ukraine et naturalisée canadienne, la finissante au baccalauréat en études internationales est présentement en échange à Paris, alors qu’une partie de sa famille demeure toujours dans son pays natal. « Je suis en contact permanent avec eux, poursuit-elle. La majorité de ma famille vit à Kherson. » Cette ville du sud de l’Ukraine est la première des grandes villes du pays à être tombée sous le contrôle de l’armée russe, le 2 mars dernier.
L’étudiante ukrainienne en troisième année au baccalauréat en communication Nataliya Chernenko, qui habite au Québec depuis près de 10 ans, a elle aussi des membres de sa famille en Ukraine. « Ma sœur et ma nièce vivent à Zaporijia, souligne-t-elle. Heureusement, ma mère vit avec moi. J’ai beaucoup d’amis à Kyiv aussi. » Kyiv, la capitale, est aujourd’hui le théâtre d’intenses combats, alors que la ville de Zaporijia est située à quelques dizaines de kilomètres du front.
L’épreuve de la distance
L’Ukraine en trois temps |
« Il y a eu deux révolutions en Ukraine, celles de 2004 et de 2014. Cette dernière, que les Ukrainiens appellent la révolution de Dignité, était ouvertement opposée à la Russie. Les gouvernements qui ont suivi après 2014 ont adopté une politique assez opposée à la Russie. » L’Ukraine souhaite depuis rejoindre l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et l’Union européenne. « La Russie se sent encerclée par les armées de l’OTAN. Le gouvernement russe voulait donc négocier ses conditions de sécurité, opposées par une fin de non-recevoir de l’Occident. Le pays a ainsi lancé cette opération militaire le 24 février. Le prétexte utilisé est la démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine. Ce sont des objectifs très flous. » Propos de Yakov Rabkin, professeur d’histoire de la Russie à l’UdeM |
Les kilomètres qui séparent les deux étudiantes de leur famille respective s’ajoutent à l’épreuve. « Quand j’appelle ma grand-mère, j’entends les bombes et les avions au loin, précise Katerina Sviderskaya. C’est choquant. J’essaie de rester calme en voyant le visage de ma grand-mère se décomposer. […] J’ai des proches qui sont restés à Kyiv et qui se cachent dans les métros ou les abris antimissiles. »
Les bombes et les obus qui s’abattent sur la capitale inquiètent également Nataliya Chernenko. « Ma ville natale a été bombardée, déclare-t-elle. Mon enfance a été bombardée. À Kyiv, dès le deuxième jour, une maison à cinq minutes de marche de la mienne a été détruite. » Au-delà des pertes matérielles, ce sont surtout les risques que courent ceux et celles qu’elle aime qui la rongent. « J’ai beaucoup d’inquiétude pour mes proches, révèle-t-elle. J’ai une amie qui m’a montré comment elle s’est sauvée. Elle a vu beaucoup de corps en partant… Tu peux être tuée à n’importe quel moment. »
Un cocktail d’émotions
« Au début, j’avais un sentiment de culpabilité d’être en sécurité, ajoute Katerina Sviderskaya. Je devais partir le 25 février [NDLR : L’invasion russe a débuté le 24 février] pour aller voir mes grands-parents, ça a été annulé. La première envie que j’ai eue, c’était de me rendre là-bas et d’aller voir ma famille. Je ne supportais pas d’être en sécurité alors qu’eux, non. C’était une culpabilité très forte. » Alors tourmentée par l’angoisse et l’incertitude, l’étudiante a vécu les premiers jours de l’invasion comme « un cauchemar ». « J’ai même limite fait des crises de panique, avoue-t-elle. C’est très dur de se sentir impuissante. »
« Je ressens beaucoup d’émotions, confie à son tour Nataliya Chernenko. Au tout début, c’était le choc, je ne pouvais pas décrocher des chaînes d’information. » Toutefois, l’étonnement initial a rapidement fait place à la tristesse. « Je pleure beaucoup, je ne comprends pas les raisons [de Vladimir Poutine], explique-t-elle. Je pleure quand je vois des photos de la guerre. Je ne peux pas imaginer ce que c’est de vivre ça. »
« La guerre en Ukraine est un évènement bouleversant, explique la professeure titulaire du Département de psychologie Roxane de la Sablonnière. Cela amène les personnes qui vivent ici et qui partagent cette culture à se poser des questions. Il peut y avoir un sentiment d’incertitude et des questionnements. »
Ce sentiment de culpabilité, voire d’injustice, qu’éprouve Katerina Sviderskaya en vivant la guerre à distance n’est pas étranger à Nataliya Chernenko. « Je me sens coupable, affirme-t-elle. Je n’ai pas à fuir avec mes enfants, je vis dans la paix. » Elle ressent aussi de la colère. Le bombardement de l’hôpital pour enfants de Marioupol le 9 mars dernier, à l’issue duquel une femme enceinte est décédée, l’a particulièrement indignée.
Pour surmonter ces émotions, Nataliya Chernenko explique que les Ukrainien·ne·s ont une recette qui leur est propre : l’humour. « Sans les blagues, je suis morte », lance-t-elle.
De son côté, Katerina Sviderskaya estime que parler ouvertement de la guerre est une autre façon de se sentir mieux. « Parler à mes amis et à mes professeurs m’a aidée, illustre-t-elle. J’ai eu beaucoup de messages de soutien. » Néanmoins, elle trouve que sa situation est paradoxale. « Ça me fait bizarre de vivre ce que j’étudie, précise-t-elle. Mes principaux intérêts d’études sont la sécurité et la politique étrangère russe. J’ai l’impression qu’il y a un affrontement entre mon cerveau de politologue et ma vie personnelle. »
Troubles de sommeil et d’attention
52 C’est le nombre d’étudiant·e·s ukrainien·ne·s inscrit·e·s à l’UdeM à la session d’automne 2021. Cette donnée n’inclut pas les étudiant·e·s canadien·ne·s d’origine ukrainienne ou possédant la double nationalité canado-ukrainienne. Statistiques officielles du Bureau du registraire de l’UdeM |
Les deux étudiantes continuent de suivre les cours malgré la guerre. « Je dors très peu, révèle Katerina Sviderskaya. Je me réveille toutes les trois ou quatre heures, je vérifie les informations. » Des troubles que vit également Nataliya Chernenko. « Mon sommeil est perturbé, souligne-t-elle. Le décalage horaire joue. Quand je voudrais aller me coucher ici, la journée et les combats commencent là-bas. » Lorsqu’il est 23 heures à Montréal, il est en effet 6 heures à Kyiv.
Pour Julie Carrier, professeure de psychologie à l’Université de Montréal et experte en changements de sommeil, la situation des deux jeunes femmes n’est pas étonnante. Dans une revue récente, la chercheuse a constaté, en épluchant de nombreuses recherches, que des crises comme les guerres, catastrophes naturelles ou catastrophes sanitaires perturbaient la qualité du sommeil des victimes, de leurs proches et des premiers répondants.
« Les professeurs sont compréhensifs, mentionne l’étudiante en communication. Ils ne me pressent pas pour les remises. » Toutefois, elle et Katerina Sviderskaya éprouvent des problèmes de concentration. « En classe, j’écoute à moitié », avoue cette dernière. « Les études vont bien, et en même temps, c’est difficile, assure de son côté Nataliya Chernenko. J’oublie des choses, je manque d’attention. D’un autre côté, je viens à l’Université, car ça me change les idées. »
Des actions locales
Pour pallier à son sentiment d’impuissance, Katerina Sviderskaya s’est engagée dans des actions locales. Elle se rend régulièrement aux manifestations en opposition à la guerre qui se tiennent à Paris. « Dès le 24 février, il y avait une manifestation, déclare-t-elle. Tout le monde était dans les vapes, personne ne réalisait. Voir tout ce monde m’a mis les larmes aux yeux. »
À Paris, Katerina Sviderskaya s’est aussi impliquée comme traductrice auprès des Ukrainien·ne·s demandant l’asile dans la capitale française. « Il y a des réfugiés ukrainiens qui arrivent en France et ils ne parlent pas du tout français », observe-t-elle.
Enfin, en plus des manifestations et de l’accueil des réfugiés, les deux étudiantes ont pris part, à Paris comme à Montréal, à des collectes de dons.