Vécus entrecroisés : Se lancer dans le vide

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Par Stefania Neagu
mardi 3 avril 2012
Vécus entrecroisés : Se lancer dans le vide

La transition entre mon ancienne et ma nouvelle vie a eu lieu quelque part au-dessus de l’océan Atlantique. À mi-chemin entre la Roumanie et ce que je nommais alors le Canada. Ce pays vague est devenu le Québec. J’avais alors huit ans. Mon père amenait son expertise d’ingénieur et moi, mon ouverture d’esprit.

Pour une jeune enfant comme moi, cela signifiait se lancer dans le vide.

Que deviennent les familles au fil des péripéties en territoire nouveau? J’ai pour ma part déjà pensé retourner vivre dans mon pays, mais l’univers de là-bas est loin maintenant. Il est fait de souvenirs, d’images, d’impressions, de petits bouts collés ensemble. Mais il est impossible pour moi de l’interpréter.

Mais est-on exilé ou immigrant ? Mes parents étaient des immigrants. Ils avaient fait un choix conscient et volontaire de laisser derrière eux un univers familier et des gens aimés.

Ils avaient quitté un espace géographique et démographique.

Tout ce que je sais, c’est que mes parents n’aimaient plus la Roumanie pour diverses raisons : impossibilité de sortir du pays pendant le communisme, désir de rejeter une certaine mentalité avec laquelle ils n’étaient plus d’accord. Le mur de Berlin symbolisait autant la contrainte que le passage vers l’Ouest.

Surtout, ils disent avoir voulu nous donner de meilleures opportunités, à moi et ma soeur. Selon mon père, «la vie était une lutte pour survivre»; selon lui également, la vie reste une lutte ici. Plus là-bas qu’ici cependant.

J’étais exilée car, en partant, j’enfouissais mon passé. Vraiment.

Seulement récemment ai-je retrouvé certains souvenirs, douloureux ou heureux. Peu importe, il faut seulement comprendre qu’on m’avait coupée de mon univers intérieur.

Celui-ci n’était pas encore assez mature, assez conscient lorsque nous avons quitté la Roumanie.

J’étais perdue dans le temps, non dans l’espace. Personne ne me parlait de mon passé. Les enfants et les adolescents ont peut-être tendance à vivre dans le présent. Ils se tournent vers le passé oublié seulement quand il refait surface.

Cette opposition exilé/immigrant ne colle pas de si près aux générations : il y a des enfants immigrants et des parents exilés. Tout dépend de la personne. L’exilé doit retrouver son identité et en même temps trouver une nouvelle identité. Se recréer et s’intégrer.

Les marginaux

Jaufré Rudel, poète et troubadour du Moyen Âge, s’est exilé volontairement et a participé à la deuxième croisade. Il a développé le thème de l’amour de loin: «Il est vrai celui qui m’appelle avide et désireux d’amour lointain, car aucune joie ne me plait autant que celle d’un amour lointain…» Rimbaud était aussi un exilé, mais dans son propre pays. Marginal, marginalisé par un univers intérieur bouleversé.

Est-ce que ce genre de marginalité sociale est synonyme de marginalité culturelle ?

Le marginal culturel se tient dans sa communauté. Il mange du riz et des nouilles, du riz et du griot, ou de la ciorba. Il se tient avec ses semblables.Il honore ses traditions culturelles.

Le marginal social, lui, vit dans un quartier défavorisé. Il n’a pas d’emploi. Il a des problèmes de santé mentale. Le phénomène de la marginalité sociale ne s’applique pas seulement aux immigrants. Peu importe qui ils sont, les marginaux sociaux vont mal.

Les marginaux culturels sont parmi les immigrants qui ont le moins de problèmes psychologiques, selon certains. Pour moi, c’est parce qu’ils gardent leurs repères. Bien sûr, il y a toute la vaste gamme de ceux qui ne s’encadrent pas dans ces deux catégories. Ou seulement à moitié ou à un quart.

Des envahisseurs ?

Le Québec, en tant que culture distincte, devrait-il avoir peur d’être envahi par les marginaux culturels ? En toute logique, les enfants et les enfants des enfants ne restent pas bien longtemps marginaux. Ils se mélangent, ils passent à travers le système scolaire québécois, ils vivent dans la société d’ici. Ils n’ont pas le même poids «d’étranger» que leurs parents.

De plus, il ne faut pas oublier une facette de l’intégration réussie des immigrants : la créativité. Des idées nouvelles, des comportements nouveaux. La différence. Pour que la différence soit bénéfique, il est nécessaire d’aider les immigrants à s’intégrer. Le processus n’est pas du tout évident psychologiquement.

S’il n’y a pas nécessairement de conséquences graves sur la santé mentale, il y a toujours un processus complexe rempli de péripéties. Mais de belles découvertes aussi.

L’univers intérieur et culturel des immigrants est là. Son potentiel est latent. S’ils arrivent à le retrouver. À se l’approprier. À l’intégrer. Ils doivent faire le lien entre les deux cultures.

S’ils peuvent faire le deuil de ce lieu lointain qu’est leur pays d’origine.

Pour approfondir : lire l’article de Maximilien Laroche, Du bon usage des écrivains qui viennent de loin. Il explique l’intérêt des oeuvres de l’écrivain qui cherche à faire connaître l’Étranger à son nouveau pays.

Que fait-on pour encourager les étudiants étrangers à rester ?

Selon Valérie Mercier du Bureau des étudiants internationaux (BEI) de l’UdeM, la procédure d’immigration est accélérée pour les étudiants internationaux qui viennent d’obtenir leur diplôme.

Du côté du BEI, le permis de travail temporaire postdiplôme permet depuis quelques années aux étudiants de travailler dans l’emploi de leur choix.

Madame Mercier est d’avis que les immigrants « ayant mis beaucoup d’efforts dans le processus d’immigration abandonnent moins facilement ».

Photo : Mur de Berlin (crédit : Stefania Neagu)