Le récent bras de fer entre le gouvernement australien et Facebook a relancé la discussion sur le besoin de réguler la rémunération de la presse dans le monde. Ottawa a annoncé son intention de déposer cette année un projet de loi identique à celui de l’Australie afin de soutenir les médias, dont les revenus publicitaires chutent depuis une dizaine d’années. Selon certains experts, la survie du journalisme d’intérêt public est en jeu.
Face à la révolution numérique provoquée par l’apparition des GAFAM (acronyme des géants du Web Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), des gouvernements souhaitent agir pour soutenir les médias. Le ministre du Patrimoine canadien, Steven Guilbeault, a affirmé qu’un projet de loi serait proposé au printemps 2021.
Des experts en droit et des spécialistes des médias alertent sur la situation économique difficile dans laquelle se trouve l’industrie de la presse. D’après eux, la chute des revenus publicitaires au profit des géants du numérique et les conséquences économiques de la pandémie rendent l’action des différents gouvernements nécessaire.
Chute des revenus publicitaires
Selon un rapport du Centre d’études sur les médias (CEM) de l’Université Laval, les médias québécois ont perdu 37 % de leurs revenus publicitaires entre 2012 et 2019, soit une baisse de 700 millions de dollars. Les quotidiens sont les plus touchés par la révolution numérique.
En effet, les annonceurs se sont déplacés vers les plateformes numériques comme les réseaux sociaux. Sur la même période, les revenus publicitaires de ces derniers ont augmenté de 882 millions de dollars.
Pour le professeur en science politique à l’UdeM Simon Thibault, spécialisé dans l’étude des médias, cette nouvelle répartition des revenus publicitaires est problématique. « Le développement d’Internet a complètement bouleversé le financement des médias et a mis en danger de nombreuses salles de presse, alerte-t-il. Si les journalistes d’enquête n’ont plus les moyens de faire un travail approfondi, alors beaucoup d’informations d’intérêt public passeront sous le radar. »
Cette inquiétude est partagée par le professeur en droit de la concurrence à l’UdeM Pierre Larouche. « D’un point de vue social, les petits médias sont en déconfiture, constate le juriste. Si on veut avoir des gens qui travaillent pour les nouvelles locales, il faut trouver de l’argent pour les payer. » La faillite des entreprises de presse inquiète M. Larouche. « Il ne faut pas que les médias traditionnels disparaissent, parce qu’il n’existe pas d’alternatives pour s’informer correctement », déclare-t-il.
Changement de paradigme
Les GAFAM sont autant soumis à la loi que n’importe quelle autre entreprise canadienne, selon le professeur à la Faculté de droit de l’UdeM Karim Benyekhlef, spécialisé dans les technologies de l’information. « Il faut se défaire des croyances qui considèrent que les États ne peuvent pas intervenir, souligne-t-il. Le législateur peut intervenir, mais il ne l’a pas fait jusqu’à maintenant. »
Selon le juriste, l’encadrement des GAFAM par la loi représente un changement idéologique. « L’époque du développement d’Internet est celle du libéralisme triomphant avec la chute du mur de Berlin, illustre-t-il. Aujourd’hui, les gouvernements se rendent compte que le laisser-faire a été une erreur, alors ils décident de légiférer. »
Le gouvernement australien s’est lancé début février dans un bras de fer avec Facebook, afin que le réseau social rémunère les médias nationaux. Avant de parvenir à un accord avec les autorités, ce dernier avait bloqué pour ses utilisateurs du pays l’intégralité des contenus journalistiques sur sa plateforme pendant une semaine, en signe de représailles.
Cette réaction, qui a suscité la polémique en Australie et partout dans le monde, montre la peur du réseau social face à un premier exemple de régulation, qui pourrait inspirer d’autres pays, selon M. Thibault. « Facebook n’a pas accepté la proposition du gouvernement dans un premier temps, car l’entreprise craignait un précédent, explique-t-il. Facebook redoutait alors que d’autres pays suivent l’exemple de l’Australie. »
D’autres pays dans la bataille
À la fin du mois de février, M. Guilbeault a confirmé son intention d’obliger les géants du Web à rémunérer les médias pour leurs contenus. Le ministre a mentionné le printemps comme date de dépôt de son projet de loi, tout en restant vague sur la formule qu’il souhaite adopter. D’après M. Thibault, cette loi pourrait aider les médias à retrouver une certaine stabilité, mais il faudra s’assurer de la manière dont elle sera mise en œuvre. « Une initiative similaire au Canada devrait assurer une répartition équitable des fonds entre les petits médias et les grands groupes de presse au Canada », précise-t-il.
L’Union européenne a également proposé un projet de régulation du modèle économique des GAFAM. Les pays de l’Union européenne ont jusqu’à juin pour adopter des versions nationales de la directive sur le droit d’auteur, qui devrait améliorer la position des médias dans leurs négociations face aux super plateformes numériques. Mais le tout manque pour le moment d’un mécanisme coercitif, selon M Larouche. « L’Union européenne a changé la législation afin que les médias soient rémunérés par ces compagnies, détaille le juriste. Le problème, c’est que le droit existe, mais pas la manière de le mettre en œuvre. »
Pour le professeur, cette façon de légiférer n’a pas été efficace. « On observe peu de mouvement en Europe depuis que le droit a été créé, poursuit-il. Je crois que les pays sont encore en train de négocier après deux ou trois ans. L’Australie a dû tirer des leçons de ça. »
Selon M. Larouche, le Canada devrait légiférer en suivant le modèle de l’Australie, en raison de la similitude du modèle juridique des deux pays. « En Australie comme au Canada, la tradition de Common Law évite de créer des droits sans prévoir leur mise en application, pour qu’ils ne soient pas considérés comme des déclarations de bonnes intentions », ajoute-t-il.
Taxation injustifiée
L’ambition de régulation portée par le gouvernement canadien ne serait pas juste vis-à-vis de Facebook, selon le professeur en droit d’Internet à l’Université d’Ottawa Michael Geist. « Le réseau social ne sélectionne pas le contenu publié par les médias, affirme-t-il. De plus, les médias ne postent pas leur contenu en entier, mais des liens qui redirigent vers leurs propres sites. Enfin, Facebook dirige gratuitement des millions d’utilisateurs vers les sites des médias. Dans d’autres secteurs d’Internet, c’est un service qui est facturé. »
Le professeur considère qu’une telle intervention de l’État n’est pas justifiée. « L’intervention de Steven Guilbeault est contre-productive, estime-t-il. Des petits médias indépendants ont déjà signé des contrats de compensation avec Google ou Facebook, au Canada et ailleurs dans le monde, via Google Showcase, par exemple. Les grands groupes de presse canadiens encouragent l’action de l’État, parce qu’ils pensent qu’ils en tireront un meilleur accord. »
Pour le juriste, une manière plus juste de sauvegarder le journalisme d’intérêt public reste possible. « Je pense que ces compagnies devraient être taxées correctement par les gouvernements, afin que l’argent récolté serve à différentes causes, comme celle de la sauvegarde des médias indépendants », explique-t-il. Quant à la problématique de l’indépendance des médias vis-à-vis de l’État avec un tel financement, le professeur argumente : « L’indépendance des médias est autant questionnable quand l’État se charge de négocier avec Google ou Facebook des accords avantageux pour les grandes entreprises de presse canadiennes. »