Volume 20

Jean-Jacques Pelletier fait le portrait du Néo-Narcisse dans son livre "La prison de l'urgence : Les Émois de Néo-Narcisse" (Crédit : Éric Piché)

Un printemps néo-narcissique ?

Dans son livre paru le mois dernier, La prison de l’urgence : Les émois de Néo-Narcisse, le roman- cier Jean-Jacques Pelletier constate l’émergence d’une nouvelle forme sociale : le Néo-Narcisse. Plus ou moins présent en chacun de nous, le Néo-Narcisse veut vivre sans contraintes pour être libre de consommer. Une analyse qu’il applique aussi au printemps érable. 

Dans son ouvrage qu’il qualifie d’«auto-biographie collective », M. Pelletier, qui a également été professeur de phi- losophie au cégep, dresse le portrait du Narcisse moderne. Ce dernier n’admire pas son reflet dans l’eau, comme celui de la mythologie grecque, mais il se pâme dans le miroir du regard des autres, notamment à travers Facebook et dans celui de la consommation valorisante. Consommer lui permet d’exister. Par exemple, acheter telle marque le rend cool à ses propres yeux et à ceux des autres.

Dans un monde complexe de plus en plus extrême et en perpétuelle évolution, le Néo- Narcisse orchestre sa vie comme un spectacle. En quête de plaisir et de jouissance immédiate, il cherche à vivre intensément et spon- tanément. Obsédé par lui même, il l’est aussi par le présent et l’urgence. Il veut également être libre mais sa quête de liberté est indivi- duelle : il souhaite être libre de consommer et de jouir de sa consommation sans obstacles posés par les autres individus, la société ou l’État. « On vit dans un monde où le droit d’être devient le droit d’avoir », estime l’auteur.

M. Pelletier aborde le printemps érable dans l’un des chapitres de son livre. Selon lui, Néo-Narcisse s’est incarné dans toutes les parties impliquées dans le conflit. « L’extrême souci de sa capacité à consommer existait autant chez ceux qui ne voulaient pas une augmentation de leurs taxes que chez les étudiants contre la hausse des frais qui ne voulaient pas qu’on touche à leur porte-feuille », affirme-t-il.

En avoir pour son argent

Pour l’écrivain, le discours consumériste était présent dans l’opinion publique, qui estimait qu’avoir payé des taxes
lui donnait le droit à la tranquillité dans les rues et à un métro non occupé par des manifestants. Il l’était aussi chez les étudiants opposés à la grève, qui mettaient en avant le fait qu’ils avaient payé pour leur cours et qu’ils voulaient en avoir pour leur argent, et chez le gouvernement. « Ce dernier a souvent réagi comme s’il pouvait consommer le pouvoir comme il le voulait puisqu’il avait été élu », considère M. Pelletier.

L’auteur interprète également le débat sur la gratuité sous l’angle de Néo-Narcisse, qui revendique des « droits à ». « Personne n’a tenté de distinguer le droit d’étudier, peu importe sa condition sociale et économique, du droit de tous d’avoir un diplôme, conçu comme un bien de consommation qui devrait être universellement accessible. »

L’expression « ce sont des enfants gâtés », largement entendue lors du conflit, est typique de la pensée simplificatrice, caracté- ristique du Néo-Narcisse. Méfiant vis-à-vis des idéologies et persuadé de penser librement, Néo-Narcisse ne laisse pas de place aux nuances. Il est pour ou contre, il a des amis ou des ennemis. La sincérité compte, pour lui, plus que la logique et le raisonnement.

Lors de la grève étudiante, le Néo- Narcisse de l’opinion publique voyait les étudiants comme des obstacles à sa jouissance et à sa tranquillité. Il était donc favorable à la répression policière du conflit. «Il encourage sa propre police à être plus dure et approuve avec enthousiasme les lois spéciales qu’il jugerait liberticides ailleurs ou simplement si elles s’appliquaient à lui », écrit M. Pelletier. Mais comme les caractéristiques de Néo-Narcisse s’appliquaient aussi du côté des étudiants grévistes, la loi spéciale instaurée par le gouvernement Charest pour rétablir l’ordre a été combattue, car Néo-Narcisse ne veut pas d’obstacles à sa liberté.

Néo-Narcisse est plus ou moins présent dans chacun de nous, mais il n’est pas immortel. « C’est un horizon indépassable, car c’est quelque chose qui fait partie de notre monde, mais ce n’est pas une fatalité», assure M. Pelletier. L’auteur s’inquiète des conséquences que l’environnement économique actuel a sur les jeunes, car cela leur rend difficile l’accès à la consommation valorisante. «Il y a donc un risque que cette frustration se transforme en violence », explique-t-il.

L’ouvrage de M. Pelletier a été mal accueilli par certains lecteurs. « Beaucoup disent qu’il est dérangeant, déclare-t-il. Ceux qui ne s’y reconnaissent pas attaquent le livre plutôt que de dire qu’ils ne sont pas comme Néo-Narcisse. » 

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