Il y a des détails que l’on n’oublie pas.
Le mouchoir de fantaisie assorti au veston en impeccable ton sur ton. C’est cette image que je garde de Marc Laurendeau, mon ancien professeur d’analyse de l’actualité à l’UdeM. Alors qu’il discourait pertinemment sur les élections américaines, les déboires de l’Union européenne ou la montée de la Chine, j’essayais de percer le mystère de cet homme si élégant. Les murmures de couloirs à la pause de son cours m’avaient appris que ce journaliste à la moustache gracieuse avait été dans le passé une des têtes pensantes des Cyniques, le groupe d’humoristes le plus irrévérencieux de la Révolution tranquille.
Québec, 1961. Alors que la province semble s’enliser dans le conservatisme clérico-politique, une petite bande d’intrépides s’active sur le campus de l’Université de Montréal. À la tête de l’association de la Faculté de droit, Bernard Landry plaide pour réquisitionner l’argent des distributrices de boissons. Il utilisera le gain pour subventionner des projets novateurs de ses camarades étudiants, comme le journal Quartier Latin (l’ancêtre de Quartier Libre !), les courts-métrages du jeune Denys Arcand et les spectacles d’un quatuor d’humoristes cinglants, les Cyniques. La force de ces derniers : leur audace.
Contrastant avec l’humour « rose », trop complaisant de l’époque, Marc Laurendeau, Marcel Saint-Germain, André Dubois et Serge Grenier jettent les tabous par terre. Politiciens, prêtres, juges, Canadiens-Anglais, Autochtones, ils n’épargnent personne. Mon distingué professeur a même été le premier à prononcer des sacres sur scène («C’est un câlisse de bon vin, comme il est bon de pouvoir ainsi boire !»). En se travestissant, en mimant, en chantant, ils riaient de cette société québécoise qui peinait à se moderniser. « Dès que nous commençons à rire de nous, c’est que nous devenons matures», dira l’un d’eux dans une rétrospective récente sur les Cyniques, réalisée par Mathieu Beauchamp et diffusée à la radio de Radio-Canada. Après dix années à réinventer des spectacles avec des punchs hilarants toutes les sept secondes, les Cyniques se séparent en 1972, laissant la place à une nouvelle génération d’humoristes. Ils ont pavé la voie.
Québec, 2010. S’est-on assagi? S’est-on aseptisé ? Pourrait-on dire publiquement une histoire drôle sur les gros sans se mériter les foudres de l’association des obèses ? Ou une boutade sur les Juifs sans être traité de nazi ? Je suis un peu jalouse de l’audace d’antan et de cette émulation qui régnait sur le campus pendant les années 1960.
Cette semaine, Quartier Libre plonge dans l’univers du politiquement incorrect. Un de nos journalistes s’est demandé si l’humour québécois était devenu ennuyeux, pour ne pas dire «plate » (p. 14). Le chroniqueur du journal Métro, Benoit Lefebvre, explique comment il traite avec humour les sujets délicats, avec tout le courrier des lecteurs qui s’en suit (p. 15). Dans son nouveau one man show, Uncle Fofi rêve de faire chanter Mao Zedong avec Sarkozy et Obama avec Staline (p. 19). Enfin, une de nos pigistes a franchi le seuil d’une des rares antres de l’humour non censuré à Montréal, pour tester l’humour gras des lundis GHB (Gore Hard Brutal) à l’Hémisphère Gauche (p. 19).
Et si après la lecture du numéro, votre pudeur est restée intacte, faites comme notre chef de pupitre Campus, et demandez-vous ce qui est pire que dix bébés morts dans une poubelle.