«Je trouve ça vertigineux, on dirait que trop, c’est comme pas assez, déclare le diplômé de l’École nationale de théâtre du Canada et étudiant au certificat en journalisme Loïc McIntyre. Je me sens devenir plus difficile lors de mes choix, plus capricieux. Par exemple, lorsque je commence une série et qu’elle ne m’intéresse pas, je vais vite passer à la prochaine, puisque je sais que j’ai énormément de choix.»
Lui aussi étudiant au certificat en journalisme, Mathieu Bélanger est d’un autre avis. «La variété est incroyable, estime-t-il. Il va toujours y avoir quelque chose qui me plaît ou quelque chose de nouveau qui me paraît intéressant».
Une nouvelle manière de consommer la culture
Selon des recherches menées en sociologie de la culture, cette surabondance peut d’abord s’expliquer par le concept de «plateformisation», qui réfère à l’accessibilité de tous ces contenus via de nombreuses plateformes en ligne. Une quantité colossale de musique est ainsi mise à la portée de la population en un clic sur Spotify ou Apple Music, tout comme une large variété de productions cinématographiques le sont sur Netflix ou Amazon Prime.
«J’ai des abonnements à Netflix et à Spotify, c’est certain, révèle Loïc. C’est tellement facile d’accès. J’aime beaucoup aller au cinéma, ça crée de beaux moments, mais au quotidien, je n’ai pas de câble de télévision et je ne loue pas de films ou de séries. Donc, c’est simplement plus accessible et facile de cette manière.» Mathieu éprouve également une satisfaction à l’accès en ligne. «Internet facilite beaucoup l’accès au contenu que j’aime, ajoute-t-il. L’algorithme est basé sur ce que je consomme au quotidien et a toujours quelque chose d’intéressant à me proposer.»
Le professeur adjoint au Département de sociologie de l’UdeM Guillaume Sirois, qui s’intéresse à ces questions de modernisation de la culture, souligne un facteur clé pour expliquer cette abondance. «La mondialisation de la culture et le développement du monde numérique permettent aux contenus, surtout audiovisuels, de circuler de plus en plus facilement autour du globe, explique-t-il. Aujourd’hui, tous les créateurs de contenu rêvent d’atteindre cette échelle internationale et que leurs produits fassent le tour du monde.» La possibilité de parcourir le monde rapidement existe autant du côté des créateur·rice·s de contenu que des consommateur·rice·s.
Une illusion de diversité
Malgré cet éventail d’options, la diversité de contenu culturel que les utilisateur·rice·s pensent parcourir au quotidien est en partie illusoire, selon M. Sirois. Les espoirs étaient pourtant grands aux balbutiements du Web. Le professeur évoque ainsi la théorie de la «longue traîne» née dans les années 2000 et développée par le journaliste et entrepreneur américain Chris Anderson dans son article intitulé «The long tail» («La longue traîne»), publié sur le site Internet Wired en 2004.
L’arrivée d’Internet et le phénomène de plateformisation allait, selon lui, rendre le contenu culturel, même marginal, beaucoup plus accessible à l’ère numérique. Sans les limites imposées par le stockage sur les étalages des librairies ou des clubs vidéo, le journaliste avançait que le Web allait rassembler différentes communautés aux centres d’intérêt semblables et permettre une mise en avant d’œuvres moins populaires auparavant. La théorie que proposait donc M. Anderson était que le numérique allait redonner le pouvoir de consommation à la clientèle et non aux rayons de ventes traditionnels ou aux choix de grandes chaînes.
Cependant, la réalité de la numérisation du contenu culturel a été bien différente, selon M. Sirois. «Il y a une dynamique de pouvoir et d’industrialisation qui s’est installée avec les années, précise-t-il. C’est pourquoi on retrouve moins de diversité qu’on ne le pense sur les plateformes. Il y a une certaine morosité, tout finit par se ressembler, à devenir banal.» Ainsi, même si l’accessibilité aux contenus culturels est plus grande qu’autrefois grâce aux différentes plateformes, de nombreux enjeux commerciaux freinent cette diversité.
Loïc se fait d’ailleurs la remarque : «Lorsque j’ai le temps, je considère que je consomme du contenu culturel varié, mais au quotidien, je trouve que c’est un luxe d’aller vers de la nouveauté, d’ouvrir mes horizons», avoue-t-il.
M.Sirois fait un parallèle avec la présence de contenu québécois à l’ère du numérique. «Il s’agit d’une question préoccupante pour la culture québécoise à l’échelle internationale, souligne-t-il. Comment fait-on pour que les consommateurs découvrent ces contenus plus nichés» Dans cette surabondance où certains producteur·rice·s ont l’avantage, comment développer la découverte de plus de contenus culturels diversifiés? Cette question, selon le professeur, est importante.
Noyés dans cette surabondance
«Il y a un énorme tri à faire, indique Loïc. Par exemple, lorsqu’on passe une soirée entre amis et qu’il est temps de choisir un film, on peut passer une trentaine de minutes à se décider, alors que s’il y avait moins de choix, on ne se poserait pas la question.» Mathieu partage le même avis. «C’est difficile de tout regarder, poursuit-il. On me propose trop de contenu et je ne sais pas par où commencer. Donc, souvent, j’écoute à moitié ou j’oublie des trucs que je voulais voir.» Cette abondance culturelle donne parfois aux deux étudiants une sensation de vertige, mais ils apprécient dans l’ensemble toutes les possibilités qui s’offrent à eux et n’auraient pas voulu avoir moins de choix.
M. Sirois pense quant à lui qu’aujourd’hui, l’offre culturelle a dépassé la demande. «Il y a quelque chose d’intrinsèquement lié à la culture dans cette suroffre, surtout à cause d’une certaine non-garantie du succès de ces contenus, constate-t-il. C’est donc cette incertitude vis-à-vis du succès qui amène une surproduction de contenu afin de s’assurer qu’il y a au moins un élément qui fonctionne. Le système hollywoodien fonctionne de cette façon.»