Sociologie du quotidien : Les salons de coiffures comme observatoire

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Par Paul Fontaine
mardi 19 avril 2022
Sociologie du quotidien : Les salons de coiffures comme observatoire
Barbara Thériault, coiffeuse gauchère, sociologue du quotidien et écrivaine publique à Halle-sur-Saale. Photo : Courtoisie Noa Beschorner
Barbara Thériault, coiffeuse gauchère, sociologue du quotidien et écrivaine publique à Halle-sur-Saale. Photo : Courtoisie Noa Beschorner

La ville allemande de Halle-sur-Saale accueille pendant six mois la professeure au Département de sociologie de l’UdeM Barbara Thériault en tant qu’écrivaine publique. La lauréate d’une bourse décernée par la municipalité tiendra dans un journal local, d’ici les prochains jours, une chronique hebdomadaire d’un style particulier : le feuilleton sociologique. Entretien.

Quartier Libre (Q. L.) : D’abord, Barbara Thériault, qu’est-ce qu’un·e écrivain·e public·que ?

Barbara Thériault (B. T.) : C’est une tradition assez ancienne. À l’origine, c’est la personne qui sait écrire et qui aide les autres. C’est d’ailleurs ce qu’on entend au Québec par écrivain·e public·que : une sorte de scribe. Et en Allemagne, qui est un pays très bureaucratique, cette fonction existe encore, mais elle ne s’appelle plus comme ça.

Aujourd’hui, un·e écrivain·e public·que est une personne qui passe quatre, six ou douze mois dans une ville et écrit sur la ville et ses habitant·e·s pour le journal local. Mais parfois, c’est un·e écrivain·e en résidence qui n’écrira que quelques articles pour le journal et qui travaillera plutôt sur son roman.

Q. L. : À l’issue d’un concours organisé par la ville de Halle-sur-Saale, vous avez été désignée comme écrivaine publique. En tant que sociologue, quel est le projet que vous avez présenté au jury ?

B. T : Mon projet de recherche se nomme « Aventures d’une coiffeuse gauchère ».

Q. L. : Coiffeuse gauchère ? Troquez-vous votre rôle de sociologue pour celui d’esthète malhabile ?

B. T. : Gauchère, oui, au sens de gauche et de malhabile, ou du moins pas encore aguerrie. Mais aussi parce que je suis gauchère. Ça sonne mieux en allemand, soit dit en passant ! Bref, je vais décrire mes expériences et mes observations dans les salons de coiffure où je travaillerai. À la petite semaine, je vais raconter mes aventures sous forme de feuilleton dans le journal local, c’est-à-dire écouter des conversations dans différents quartiers. Mais tout ça, c’est juste mon point de départ.

C’est surtout pour moi une façon de faire de la sociologie en observant la vie quotidienne, et je crois que c’était l’un des avantages de ma candidature d’écrivaine publique. J’ai proposé un concept dans lequel je travaille dans des salons de coiffure et j’observe la ville à partir de différents points de vue, différents quartiers et différentes personnes. Je dis souvent qu’en tant que sociologue, je suis à la recherche d’énigmes dans le monde dans lequel nous vivons, une sorte de détective du quotidien !

Q. L. : Et ces énigmes, pourquoi les chercher dans les salons de coiffure ?

B. T. : Ce sont des lieux de sociabilité, où les gens parlent beaucoup. Ce sont aussi des lieux de détente qui poussent à développer une certaine relation avec le coiffeur ou la coiffeuse. Aussi, nous sommes immobilisé·e·s sur la chaise, donc nous n’avons pas d’autre choix que de rester là et de parler.

Dans un précédent projet de recherche qui portait sur la classe moyenne de l’Allemagne de l’Est, également écrit sous forme d’un recueil de feuilletons sociologiques, il y avait toute une dimension esthétique qui était ressortie, mais que je n’avais pas vraiment travaillée. Je me suis dit que, cette fois-ci, j’allais me concentrer sur la dimension esthétique du social. J’ai fait le pari qu’un salon de coiffure serait un bon poste d’observation.

Q. L. : Pourquoi teniez-vous à publier vos recherches sous forme de feuilletons hebdomadaires ?

B. T. : Une chose qui me chagrine en sociologie est que c’est très long pour publier un article ou un chapitre de livre. Nous avons souvent très peu de retours de la part des personnes avec qui nous avons travaillé. Le fait d’écrire dans le journal me permet d’avoir un feedback au jour le jour. Mais ça demeure un défi : il faut prévoir les réactions positives et négatives. Je n’écris pas pour faire plaisir, mais en même temps, il faut que mes participant·e·s soient capables de me lire jusqu’au bout ! Donc c’est un exercice où il faut faire preuve d’humour et d’ironie. Il faut que ce soient des textes vivants si je veux qu’ils soient lus par un public élargi.

Mes feuilletons contiennent environ 1 000 mots, j’ai donc assez d’espace pour développer une réflexion sociologique. Et ôter toutes les références théoriques rend le texte plus léger. Si vous avez étudié en sociologie, vous allez comprendre de quel·le·s auteur·trice·s je parle, mais si ce n’est pas le cas, vous allez tout aussi bien comprendre. C’est ça le but. Bref, c’est une façon d’allier la sociologie, le journalisme et la littérature.

Q. L. : Si l’UdeM accueillait un·e écrivain·e public·que dont l’objectif était d’étudier avec un regard de sociologue la vie quotidienne de l’Université, quels seraient les sujets qu’il ou elle aborderait ?

B. T. : On pourrait remarquer qu’avant les assemblées syndicales, les professeur·e·s sont passé·e·s chez le coiffeur ou la coiffeuse ! Plus sérieusement, on pourrait étudier les discours antagoniques que le corps professoral tient sur l’administration, ou parler des directeur·rice·s de département qui sont à mi-chemin entre les deux. Ou encore, on pourrait observer que les étudiant·e·s s’assoient toujours à la même place à chaque cours !