Sirènes d’incendie

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Par Marie Bernier
mardi 29 novembre 2011
Sirènes d'incendie

Alors que les femmes exercent de plus en plus des professions traditionnellement réservées aux hommes, le métier de pompier résiste encore et toujours au sexe soit-disant faible. Analyse d’un des derniers bastions du biceps au travail et rencontre avec celles qui ont osé s’aventurer sur la ligne de feu.


Nathalie Ménard se destinait à une carrière de coiffeuse avant d’effectuer un virage professionnel à 180 degrés pour suivre les traces de son père pompier. Aujourd’hui capitaine au Service de sécurité incendie de Montréal, elle donne des conférences sur son parcours. «C’est important de démontrer que c’est possible», soutient-elle.

Marie-Thérèse Chicha, professeure à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal et spécialiste en politiques de l’emploi, croit que les témoignages comme celui de Nathalie Ménard sont importants. «Quand les femmes n’ont pas de modèle dans un milieu, elles s’imaginent à juste titre qu’il est difficile d’y entrer», explique-t-elle.

Elle met cependant en garde contre certains excès : «Dans d’autres professions masculines, les femmes étaient si mises de l’avant qu’elles n’exerçaient plus leur profession, elles faisaient davantage un travail de relations publiques.»

Au Canada, 3,6 % des postes de pompier sont occupés par des femmes, l’une des plus faibles proportions au Canada, tous domaines confondus. Bien que les municipalités, principales employeuses de pompiers, souscrivent au principe d’égalité à l’emploi, les femmes tardent à faire leur entrée dans les casernes. La force physique exigée par le métier est généralement la première raison évoquée pour expliquer cette disparité. Les pompiers travaillent en effet dans des conditions extrêmes, sous un équipement qui frôle les 100 livres.

«Si on est dans un bâtiment en feu et qu’on a un problème, est-ce qu’une femme pourrait nous amener hors du danger ?» C’est ainsi que Claude Beauchamp, directeur des opérations à l’École nationale des pompiers du Québec, résume les inquiétudes de certains pompiers, ajoutant du même souffle qu’il ne les partage pas.

Cette méfiance, Sylvie Lacombe l’a connue lorsqu’elle est devenue la première pompière de Mont-Saint- Hilaire. «Un lieutenant me disait : ‘‘Une femme, ça va dans la cuisine, à torcher les enfants et faire le ménage’’, relate celle qui fête sa 23e année de service. Avec le temps, il a compris que j’étais capable, et il s’est excusé.» Claude Beauchamp est persuadé que les femmes ont les compétences pour être pompières. «J’ai vu des pompiers larges comme des pans de mur s’arrêter après 15 minutes parce qu’ils étaient exténués, alors que la fille continuait de travailler pendant des heures», raconte-t-il.

Les casernes restent la chasse gardée des hommes davantage pour des questions culturelles, estime Jennifer Beeman, sociologue et coordonnatrice du dossier Équité en emploi et métiers majoritairement masculins au Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail. «Il s’agit d’un milieu où l’identité professionnelle s’est construite autour de la masculinité », explique-t-elle.

Claude Beauchamp acquiesce : «Les pompiers étaient des volontaires au 19e siècle. Lors d’un incendie, ils se battaient littéralement pour l’éteindre.» L’organisation du travail propre aux pompiers ne favoriserait pas non plus l’intégration des femmes, croit la sociologue. «Lorsqu’on partage un quotidien et des situations dangereuses, on devient très soudés.Être différent peut être problématique dans ce contexte.»

Marie-Thérèse Chicha constate que les pompières ont obtenu des gains importants. Dans l’affaire Meiorin en Colombie-Britannique, la Cour suprême du Canada avait donné raison à une pompière ayant perdu son emploi à la suite d’un nouveau test respiratoire, jugé discriminatoire.

Jouer avec le feu

Les rares pompières se disent conscientes de devoir redoubler d’efforts pour gagner la confiance de leurs confrères. «Un gars qui gaffe, ça peut ne pas paraître, parce qu’ils sont plusieurs. Si moi je gaffe, je suis tout de suite pointée du doigt», analyse Roxanne Tremblay*. «Une fille va se faire rappeler pendant dix ans une erreur qu’elle a commise, convient Sylvie Lacombe. C’est parfois méchant.»

Selon une étude mené par l’Université Cornell en 2008, 85 % des pompières interrogées ont dit être traitées différemment de leurs collègues. 37 % d’entre elles pensaient que le fait d’être une femme nuisait à leurs possibilités d’avancement et 37 % subissaient des agressions verbales.

Mélanie Drouin, chargée des communications au Service de sécurité incendie de Montréal, n’a pas eu connaissance de pareils cas. «Il faut dire que c’est un métier quand même fermé. S’il y a eu des abus, ils ne sont pas nécessairement parvenus à nos oreilles», précise-t-elle. «C’est vrai qu’il y a une omertà», corrobore Sylvie Lacombe.

Les pompières sont aussi confrontées à une difficulté d’ordre pratique. La plupart des casernes n’ont pas été construites dans une perspective de mixité. Les pompiers dorment dans un dortoir et les installations sanitaires se limitent parfois à une seule salle de bains et à des douches communes. Les femmes doivent alors faire preuve d’imagination pour préserver leur intimité.

Pour Nathalie Ménard, un papier collé sur la porte des douches, dépourvue de serrure, servait d’avertissement à son équipe. «L’entente était claire: si j’y étais, personne ne venait. Le respect était la priorité», raconte-t-elle. Sylvie Lacombe a utilisé pendant un certain temps les installations de l’hôtel de ville, mitoyen à la caserne. Quant à Roxanne Tremblay*, elle bénéficie d’une salle de bains à part, mais ne prend jamais sa douche sans être munie d’une lampe de poche : ses collègues s’amusent à jouer avec l’interrupteur situé à l’extérieur de la pièce.

La proportion de femmes en caserne ne devrait pas augmenter dans les prochaines années, les filles formant moins de 5 % des diplômés en sécurité incendie. Claude Beauchamp ne croit pas que modifier les tests physiques d’embauche, identiques pour les hommes et les femmes, soit une solution. «Il existe des normes dans le métier de pompier qu’il faut respecter pour pouvoir exercer, qu’on soit un homme, une femme… ou un extraterrestre», explique-t-il. Les principales intéressées sont d’accord.

« Si on nous évalue à la baisse, ce sera encore plus difficile pour nous de faire notre place», croit Roxanne Tremblay.

Toutefois, Nathalie Ménard est convaincue que les futures pompières seront acceptées par leurs pairs. « On était les pionnières. Nous ne sommes peut-être pas nombreuses, mais les sillages sont faits», conclut-elle.

 

Audrey Ladrie Levesque : l’aspirante

« J’avais quatre ans quand j’ai dit à ma mère que je voulais devenir pompière. » Crédit Marie Bernier

Pour Audrey, l’appel du feu s’est produit très tôt. «J’avais quatre ans quand j’ai dit à ma mère que je voulais devenir pompière », raconte l’étudiante de 19 ans. Elle s’initie au métier à travers un groupe de bénévoles qui offre un soutien aux pompiers. Pendant quelques années, elle accourt sur les lieux des incendies, où elle s’occupe des sinistrés et prépare du café pour les pompiers.

Aujourd’hui en première session à l’Institut de protection contre les incendies du Québec, Audrey connaît les différents modèles de camions sous toutes leurs coutures. Elles ne sont que trois aspirantes pompières cette année sur une centaine d’étudiants, une situation qui ne dérange pas Audrey outre mesure. «C’est sûr qu’au début, je me faisais taquiner. Les gars se promenaient nus devant moi pour me provoquer.Quand ils ont compris que je ne réagissais pas, ils ont arrêté», raconte-t-elle.

La journée d’Audrey débute tous les matins à 7h30 avec le garde-à-vous. En rang, les élèves doivent présenter des bottes cirées, un uniforme impeccable. De son propre aveu, Audrey a de la difficulté avec l’autorité, mais elle admet l’importance de la discipline dans le métier qu’elle souhaite exercer. «C’est parfois une question de vie ou de mort », résume-t-elle.

 

Roxanne Tremblay : la battante

« Je rends service aux citoyens, et ça vaut de l’or. » Crédit Marie Bernier

«Aller au feu, c’est une décharge d’adrénaline incroyable», affirme Roxanne. En plus de son emploi à temps plein à Montréal, elle est pompière à temps partiel pour une municipalité proche de Montréal. Munie en tout temps de son téléavertisseur, elle répond souvent à un appel d’urgence la nuit et se présente au bureau le lendemain matin. Le sacrifice en vaut la peine.

«Je rends service aux citoyens, et ça vaut de l’or», se réjouit-elle.

Ses débuts dans la profession n’ont toutefois pas été faciles. Elle est embauchée pour la première fois comme pompière dans un petit service d’incendie en région. « J’ai été accueillie en me faisant dire : Je sais pas t’es qui, je sais pas d’où tu viens, mais tu vas partir bien vite», se rappelle-t-elle.

Un peu refroidie par l’hostilité de ses collègues, la jeune femme se heurte à une autre difficulté en découvrant son matériel de travail. «On ne voulait pas m’équiper convenablement. On voulait d’abord voir si j’allais rester », raconte-t-elle. Elle qui chausse du 6 se retrouve avec des bottes de pointure 9 pour homme.

Lors des interventions, elle s’empêtre dans son habit de combat et dans ses gants si amples qu’ils ne sont pas sécuritaires. «Je voulais prouver que j’étais capable de faire le travail, mais c’était impossible accoutrée comme je l’étais. Je risquais la catastrophe chaque fois», se souvient-elle.

Un jour qu’elle était de garde, l’alarme résonne dans la caserne. Roxanne enfile son habit de combat et saute dans le camion, mais une main la projette vers l’extérieur. «On m’a poussée en bas pour ne pas que je vienne», dit-elle simplement. Le camion part sans elle.

La pompière prévient la direction, mais sans résultat. Elle se tourne vers son syndicat, qui refuse sa plainte. «Le syndicat ne veut pas se battre contre un autre syndiqué. Si tu veux porter plainte, tu dois monter aux Normes du travail. Là, on m’a référé à mon syndicat», raconte-t-elle. Devant l’impasse, Roxanne abandonne les procédures.

Six mois après son entrée dans la caserne, elle rend sa démission. «J’avais tout laissé derrière pour cet emploi», explique-t-elle.

Elle laisse le logement qu’elle avait trouvé et doit retourner vivre chez ses parents.

Lorsqu’elle est engagée comme pompière à dans la une ville proche de Montréal, elle craint de revivre le rejet. «J’ai été prudente. J’ai loué une chambre et j’ai dormi sur un matelas gonflable par terre», avoue-t-elle.

Le service d’incendie de la ville où elle travaille actuellement, a tout commandé à sa taille dès son arrivée. Près de deux ans plus tard, Roxanne y travaille toujours et s’y sent bien. Sa première expérience est loin derrière. «Je n’ai jamais dénigré le premier endroit où je suis allée, parce qu’au final, ça m’a renforcée et rendue meilleure», conclut-elle.

 

Sylvie Lacombe : la pionnière

« Avant, les autres pompiers me considéraient comme leur fille. Maintenant, ils me voient comme leur mère. » Courtoisie Sylvie lacombe

D’emblée, Sylvie reconnaît avoir une préférence pour travailler avec les hommes. «C’est plus direct, c’est pas mémère ! », blague-t-elle. Devenue la première pompière de la caserne de Mont-Saint-Hilaire en 1988, elle est toujours la seule femme du service.

«Avant, les autres pompiers me considéraient comme leur fille. Maintenant, ils me voient comme leur mère», raconte-telle à propos de ceux qu’elle surnomme ses «petits gars».

Honneurs au feu

En reconnaissance de ses vingt ans de service, Sylvie a reçu la Médaille des pompiers pour services distingués en 2008 par la gouverneure générale. «La prochaine, ce sera pour mes 30 ans de carrière», en 2018, annonce-t-elle, avant de rajouter «si Dieu le veut». La pompière est bien consciente des dangers intrinsèques à sa passion. «J’embrasse mon chum chaque fois que je vais au feu. Je ne sais jamais si je vais revenir», explique-t-elle.

Elle avoue sans détour qu’elle a déjà eu peur de ne pas survivre à une intervention. La nuit du 30 décembre 1999 est encore fraîche à sa mémoire. Alors qu’elle s’apprête à rejoindre sa famille pour préparer le réveillon du jour de l’An, Sylvie est appelée pour un accident ferroviaire. Un train transportant de l’essence et un autre, des marchandises, ont fait un face-à-face. Lorsqu’elle arrive sur les lieux, elle est stupéfaite par l’intensité du feu. «C’était notre pire crainte ; la voie ferrée passe en plein milieu du vieux Saint-Hilaire.» Pendant qu’elle combat l’incendie, un des wagons explose. Elle a tout juste le temps de se coucher sur le sol alors que les essieux sont projetés à quelques pas d’elle. Du renfort provenant d’une trentaine de casernes et plusieurs jours de travail sans relâche seront nécessaires pour maîtriser l’incendie.

Marquée au fer rouge

Sylvie n’oublie pas non plus les personnes pour qui elle n’a rien pu faire. Elle se souvient d’un homme trouvé mort étouffé dans une mine. «Je ne pouvais pas m’empêcher de me dire que ce papa-là ne reverrait plus ses enfants», confie-t-elle. «On essaie de ne plus y penser, mais c’est ça, la vie de pompier », conclut-elle.

La pompière répète qu’elle pratique le plus beau métier qu’il soit et qu’elle ne doit penser qu’au positif. « On est comme des sauveurs, ça ne se décrit pas comme sentiment », assure-t-elle. De ses 23 ans de service, c’est le sourire d’un petit garçon dont elle a sauvé le chaton des flammes qui demeure son plus beau souvenir.

 * Le nom a été changé pour conserver l’anonymat.