Trois pages suffisent parfois à enflammer un débat en dormance. Et dans le champ de la psychologie au Québec, les conditions sont propices à l’ignition. Ces trois pages, ce sont celles d’une lettre anonyme adressée à la direction du Département de psychologie de l’UdeM le 4 février dernier. Celle-ci dénonce d’abord un système d’attribution des internats qui « semble manquer de cohérence, de transparence et d’objectivité », une accusation contre laquelle la direction du Département se défend. Les critères d’approbation des milieux où sont réalisées des activités cliniques reflètent les exigences de formation établies par l’Ordre des psychologues du Québec, selon l’attachée de presse de l’UdeM, Julie Cordeau-Gazaille. Le processus d’acceptation des stages en milieu privé est long et se fait au cas par cas.
L’étincelle vient toutefois d’ailleurs. Dans la lettre, la dénonciation de la « pression [que subissent les doctorant·e·s] à pratiquer dans le réseau public de santé » a mis le feu au débat.
Un choix déchirant
10% C’est la proportion de doctorant·e·s en psychologie à l’UdeM qui font leur internat en milieu privé actuellement. Avant 2015, il n’y en avait pratiquement pas. Source : Julie Cordeau-Gazaille, attachée de presse de l’UdeM |
En effet, le réseau public manque cruellement de personnel selon la Coalition des psychologues du réseau public québécois, et plusieurs commentateurs ont avancé que les doctorant·e·s en psychologie ont une responsabilité vis-à-vis de celui-ci. Le secteur public rebute les finissant ·e·s alors que quelque 20 000 patient·e·s y sont sur des listes d’attente. « Nous voulons aller travailler dans le public », assure pourtant la vice-présidente de la Fédération interuniversitaire des doctorant·e·s en psychologie au Québec (FIDEP), Stéphanie Juneau. Celle qui est également doctorante en psychologie à l’UQAM souligne que 75 % des doctorant·e·s en psychologie partagent cette volonté, mais que seulement une minorité d’entre eux et elles y reste à long terme.
Pourtant, les doctorant·e·s qui réalisent leur internat d’un an dans le réseau public reçoivent, depuis 2019, une bourse de 25 000 $ du gouvernement du Québec. Pour une année de travail de 1 600 heures, cette somme représente un salaire de 15,62 $ de l’heure. De plus, cette bourse est conditionnelle à deux ans de pratique dans le milieu public à la suite de l’obtention du diplôme. La FIDEP considère que cet incitatif est insuffisant, surtout que la bourse ne change pas les conditions de travail dans le système public.
Résultat : un exode rapide de la profession vers le privé. Selon les données de la FIDEP, seulement 25 % des nouveaux psychologues restent dans le secteur public après avoir terminé les deux années nécessaires à l’obtention de la bourse de Québec. Après cinq ans, cette minorité s’effrite et plonge à 10 % environ (41 % des 25 % initiaux).
Le secteur public n’est toutefois pas exempt de qualités. Selon certaines doctorant·e·s, dont Stéphanie Juneau, l’interdisciplinarité du milieu de travail en fait un lieu d’apprentissage exceptionnel. Par exemple, les psychologues y sont appelés à travailler conjointement avec des travailleurs sociaux et des médecins d’autres disciplines. De même, la complexité des cas est une source de motivation pour les thérapeutes, selon la vice-présidente de la FIDEP.
Les nouveaux·elles psychologues font ainsi face à des avantages autant qu’à des inconvénients lorsqu’ils et elles entrent dans le secteur public, et les soupeser s’avère un exercice très personnel. Le témoignage de quatre étudiantes au doctorat en psychologie ayant fait un internat dans le secteur public met en lumière une variété d’expériences.
Une bureaucratie à obstacles
« J’ai toujours voulu travailler au public à temps plein », assure Delphine*, une doctorante en psychologie de l’UdeM qui a fait son internat en troisième ligne, c’est-à-dire dans une clinique spécialisée du système public. Mais entre cette volonté et celle de finir ses études, il existe une contradiction, selon elle. « Être restée dans le secteur public après mon internat, ça ne m’a pas aidée à pouvoir déposer ma thèse », témoigne-t-elle. Elle est d’avis que la cause réside dans des tâches administratives trop lourdes, entre des rapports à faire sur toute l’histoire médicale d’un client qui n’a consulté que le temps de quelques séances, la responsabilité du rôle des travailleurs sociaux, ou encore l’accumulation d’un nombre excessif de clients. Le travail de l’internat dépasse souvent le rôle normal d’un thérapeute, souligne Delphine. « Quand j’ai des collègues qui me demandent s’ils devraient rester au public après leur internat, je leur dis d’aller au privé s’ils veulent terminer leur thèse », avoue-t-elle.
L’autre doléance des doctorantes rencontrées porte sur l’autonomie professionnelle. La doctorante en psychologie à l’UdeM Audrey Francoeur, porte-parole des soutiens anonymes de la lettre envoyée au Département de psychologie, révèle que le travail des psychologues est souvent le sujet de remarques qui n’ont pas lieu d’être. « Il va y avoir plein de professionnels impliqués qui vont nous donner leur opinion sur une thérapie quand, en principe, c’est nous qui avons la formation pour savoir si c’est la bonne, explique-t-elle. On ne nous laisse pas l’espace pour faire le travail comme il le faut. On dirait que notre rôle est diminué. »
Un milieu riche
La doctorante à l’Université McGill Vanessa Wavo et celle à l’Université du Québec en Outaouais Isabelle Charbonneau effectuent toutes deux leur internat à l’Hôpital de Montréal pour enfants. Selon elles, la constitution du travail en équipe est au contraire une source d’apprentissages et de richesse. « C’est vraiment une expérience très enrichissante du point de vue des connaissances, mais aussi au niveau personnel ! », assure Isabelle Charbonneau qui se spécialise en neuropsychologie. Vanessa Wavo abonde en ce sens et, pour elle, travailler dans le secteur public signifie accéder à une panoplie d’ateliers gratuits.
La complexité des cas rencontrés par les psychologues du secteur public participe aussi au perfectionnement des internes. « On voit des enfants de différents âges avec des problématiques et des conditions médicales variées, qui touchent différents troubles : neurodéveloppementaux, apprentissage… », détaille Isabelle Charbonneau.
Une mission, un sacrifice et un consensus
Pour ces doctorantes, la décision de rester ou non dans le secteur public semble tenir à la balance entre devoirs et désagréments. Isabelle Charbonneau et Vanessa Wavo, qui affichent une volonté d’y rester, mettent l’accent sur le caractère social de leur profession. « Ce sont des services qui devraient être gratuits, affirme la première. Le fait de ne pas s’adonner à l’exercice de travailler dans le public, ça envoie un drôle de message. » « Le plus important, c’est de pouvoir offrir un service gratuit auprès des populations vulnérables », ajoute la seconde.
Cette opinion ne signifie pas pour autant que les doctorant·e·s qui se tournent vers le privé n’éprouvent pas de responsabilités vis-à-vis de ces populations. Mais pour elles et eux, le sacrifice d’une autonomie professionnelle et celui d’un salaire à la hauteur de leurs attentes sont trop grands. « C’est vraiment déchirant pour moi, car ça fait dix ans que j’espère travailler dans le public », déclare Delphine, pour qui le choix ne va pas de soi.
Enfin, toutes s’accordent sur une chose : leur travail n’est pas reconnu à sa juste valeur. « On manque de reconnaissance dans le milieu public », déplore sans hésiter Isabelle Charbonneau. De son côté, Vanessa Wavo appuie la lettre des doctorant·e·s de l’UdeM. Le même son de cloche retentit chez la FIDEP. « Nous, ce qu’on aimerait, c’est que le gouvernement réalise l’importance de ce que font les internes dans le réseau public », insiste Stéphanie Juneau.
*Prénom fictif