Culture

Robert Normandeau : immersion dans une carrière en composition

Le jeudi 24 novembre dernier, à la lumière des grandes fenêtres de son bureau qui donne sur le flan enneigé du mont Royal, le compositeur et professeur à la Faculté de musique de l’UdeM Robert Normandeau peaufine un morceau du spectacle qu’il s’apprête à présenter le lendemain dans le cadre du festival Vibrations de l’UdeM.

Une structure de métal sur laquelle sont accrochés une vingtaine de haut-parleurs surplombe son bureau, étrangement placé au centre de la pièce. Autour, une dizaine d’autres haut-parleurs sur pied donnent une allure de studio à la pièce et jurent avec l’aiguisoir de métal fixé au mur près de la porte, vestige d’une autre époque universitaire.

Dôme de son

La structure, montée à l’été 2020, permet à M. Normandeau de composer ses pièces de musique immersive multiphonique (NDLR : Qui a plusieurs sources sonores). Deux dômes similaires sont mis à la disposition des étudiant·e·s de l’UdeM dans les studio de la Faculté de musique.  

Un nouveau dôme, obtenu grâce à des subventions du Fonds canadien pour l’innovation, a également été installé temporairement le 25 novembre dernier à l’occasion de la soirée «Carte blanche à Robert Normandeau». C’était la première fois que la structure était utilisée pour un spectacle devant public.

Le professeur, qui est le premier au Canada à avoir reçu un doctorat en électroacoustique, s’intéresse tout particulièrement à la spatialisation sonore. L’idée du son dans l’espace est essentielle à la composition de ses pièces acousmatiques (NDLR : Musique fixée sur un support, qui s’écoute sans se voir). «C’est moi qui ai fait la demande pour le doctorat, je voulais continuer, explique M. Normandeau, visiblement passionné par sa pratique. En 1988, quand j’ai commencé au doctorat, l’équipement coûtait horriblement cher. [Les compositeurs] dépendaient complètement des studios institutionnels.»

Pour modéliser les déplacements du son dans ces dômes, le professeur a d’ailleurs développé SpatGRIS, un logiciel de spatialisation sonore, avec les étudiant·e·s du Groupe de recherche en spatialisation sonore (GRIS), qu’il a fondé en 2008. Premier du genre au monde, le logiciel permet de représenter le déplacement du son dans l’espace pour un ensemble de haut-parleurs et de composer ainsi des pièces immersives. Il est offert gratuitement sur la page web du groupe de recherche. 

«On peut avoir autant de sources qu’on veut, c’est virtuel, explique M. Normandeau, souriant sous sa canopée de haut-parleurs. Le nombre de haut-parleurs n’a pas vraiment d’importance, on peut mettre les sons n’importe où dans l’espace.» Dans la lumière de l’après-midi enneigé, le compositeur semble encore s’émerveiller des possibilités du dispositif.

Expérience immersive

«[L’humain est] très précis dans sa localisation du son, poursuit M. Normandeau. L’auditeur perçoit tous les sons que je place dans le dôme, même s’il ne sait pas exactement d’où ils proviennent.» Dans ses compositions, différents sons se superposent, et renouvellent l’attention de l’auditoire en se déplaçant dans l’espace.

L’UdeM possède quatre dômes , dont le nombre de haut-parleurs varie entre 16 et 32. (Crédit photo: Faculté de musique de l’UdeM)

Lors de la soirée du 25 novembre, une foule d’une soixantaine de personnes s’est agglutinée sur quelques rangées de sièges dans la section centrale de la salle Claude Champagne. Dans chaque allée, deux haut-parleurs s’élevaient à près de deux mètres du sol sur de gros trépieds chromés. D’autres haut-parleurs étaient suspendus au-dessus du public, pour un total de 24 haut-parleurs.

Les initié·e·s, qui connaissent le fonctionnement du dispositif, se sont empressé·e·s d’avoir une place de choix au centre du dôme pour entendre pleinement les œuvres immersives du compositeur. Si certains sont restés masqués, ils n’ont pas hésiter à frôler les coudes de leur voisins de siège pour tenter l’expérience immersive complète. 

Programme rétrospectif

Le programme du concert «Carte blanche à Robert Normandeau», donné pour souligner le départ à la retraite du professeur, a offert une rétrospective chronologique de sa carrière de près de 40 ans en tant que compositeur électroacoustique. Les quatre morceaux, Jeu, Kuppel, Jeu de langues et Le ravissement, ont été composés entre 1989 et 2022

«Je ne suis pas un intellectuel de la musique qui s’assoit devant une partition, révèle M. Normandeau. Je travaille avec des matériaux.»

Souriant, le professeur de composition, l’air décontracté avec ses cheveux blancs mi-longs et sa chemise aux motifs originaux, confie se considérer davantage comme un «artisan» de la musique.

Bien qu’il se considère comme tel, il explique néanmoins sa pratique en des termes illustratifs et précis, dignes d’un professeur d’université. «Acousmatique provient d’”akousma”, un terme grec employé par le philosophe Pythagore lorsqu’il enseignait en se cachant derrière un rideau», détaille machinalement M. Normandeau, interrogé sur le terme «musique acousmatique».

Bien que la structure soit permanente, le dôme de haut-parleurs mobile de la salle Claude-Champagne a dû être déplacé après le concert d’électroacoustique pour permettre l’usage normal de la salle.

 

Cinéma pour l’oreille

Pour le compositeur, dont la thèse doctorale s’intitule Un cinéma pour l’oreille, la musique électroacoustique véhicule du sens en utilisant des sons reconnaissables, qui réfèrent à « autre chose que l’aspect musical des sons».. Comme à la lecture d’un roman, l’auditoire reconnaît les bruits utilisés et imagine ainsi un narratif, un «film», informé par sa propre expérience.

L’écoute de Jeu, le premier morceau du concert, s’apparente réellement à une expérience cinématographique. En entendant le bruit de rires d’enfants, le public présent dans la salle Claude-Champagne a pu successivement s’imaginer une cour d’école, puis sursauter au bruit menaçant de coups de canon se déplaçant dans le dôme de haut-parleurs. Tous ces bruits, reconnaissables, ont permis à chacun·e de s’imaginer au milieu de scènes fictives, en fermant les yeux.

Pour Kuppel, composé en 2006, M. Normandeau a essayé de reproduire une sensation d’immersion dans le son d’un carillon d’église, fruit d’une expérience personnelle vécue un dimanche matin à Karlsruhe, en Allemagne. «Ce n’est pas un documentaire, précise toutefois le professeur. Le son du carillon n’est pas directement dans la salle de concert, il y a une structure musicale dans l’œuvre, mais la sensation pour l’auditeur est de même nature.»

Tous les morceaux de l’album Mélancolie de Robert Normandeau, paru en octobre 2021, ont été composée à l’aide d’un dôme de haut-parleurs et sont destinées à être écoutés avec le même dispositif. Pour le compositeur, écouter ces pièces en stéréos serait comme de «voir une carte postale» des morceaux d’origine.

 

Texture et registre

«Aujourd’hui, je travaille d’une façon plus abstraite, j’ai une pensée plus musicale que cinématographique», ajoute M. Normandeau, qui compare la composition électroacoustique avec l’art abstrait. Selon lui, le public veut donner du sens aux sons qu’il entend dans ses pièces musicales. «Et si le sens est difficile à trouver, on en fabrique!», déclare-t-il.

Pour la pièce érotique Jeu de langues, par exemple, la performance de trois flûtistes a été transformée en une trame syncopée d’inspirations, de bruits de langues et de subtils claquements métalliques, un morceau intime qui a jeté une atmosphère de tension dans la salle. Pour Le ravissement, des enregistrements du concert de la chanteuse et violoncelliste Jorane, auxquels M. Normandeau a collaboré en 2020, devient un ensemble texturé où la voix de l’artiste et ses chansons sont méconnaissables.

Former des artistes

Dans les escaliers pour descendre de son bureau, M. Normandeau revient sur ses années d’enseignement, qui prendront fin au printemps. Il mentionne avoir parfois eu des reproches pour ne pas donner assez d’indications techniques lors de la supervision de projets créatifs. «C’était réfléchi, se défend-il en dévalant les marches. J’ai toujours essayé de développer le sens artistique des étudiants, leur créativité m’importait plus que la technique.»

Sur scène, devant la foule venue assister au concert, le professeur s’est dit ému de reconnaître les visages de proches et de collègues, ainsi que d’étudiant·e·s qu’il n’avait pas vus depuis plusieurs années. Un sentiment manifestement partagé, car le compositeur a été remercié par une longue pluie d’applaudissements, et ce, avant même le début du spectacle.  

Robert Normandeau a adressé quelques mots à l’auditoire avant le début du concert.

 

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