Lise Bissonnette : La revanche d’une étudiante en colère

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Par Catherine Pelchat
vendredi 12 mai 2023
Lise Bissonnette :  La revanche d'une étudiante en colère
Lise Bissonnette (Crédit : François Couture)
Lise Bissonnette (Crédit : François Couture)
L’ancienne éditrice du Devoir Lise Bissonnette a longtemps été une personnalité incontournable du monde médiatique québécois. La parution des Entretiens qu’elle a accordés à l’historienne Pascale Ryan l’a sortie de sa retraite.
L’université était pour moi le royaume des cieux, et j’allais y arriver.
Lise Bissonnnette

Son nom à lui seul impose le respect : Lise Bissonnette incarne la rigueur intellectuelle sans compromis et pose souvent un regard sévère sur la société qui l’entoure. L’ancienne éditrice du Devoir est avant tout une femme passionnée, fière d’avoir consacré une grande partie de sa carrière à tenter de redresser l’iniquité fondamentale qui confinait les Québécois·es à une vie de misère intellectuelle et bien souvent, par conséquent, matérielle. Quartier Libre a eu envie de remonter avec elle à la source de cet engagement et l’a rencontrée dans un café du quartier Ahuntsic.

Une étudiante en colère

Impossible pour Mme Bissonnette de comprendre cette quasi-vocation sans remonter à son enfance, en Abitibi. Elle refuse toutefois d’individualiser son expérience. Comme bien des enfants de son époque, la jeune Lise, née à Rouyn en 1945, a un grand appétit d’apprendre, encouragé par ses parents. « Ils croyaient à l’éducation, mais comme l’immense majorité à l’époque, ils en avaient peu, même s’ils en avaient un peu plus que la moyenne », affirme-t-elle. Hélas, la société a peu à lui offrir : même pour les plus persévérant·e·s, le parcours scolaire se termine généralement en 9e année [NDLR : aujourd’hui 3e secondaire], faute de moyens pour fréquenter une école privée. « On oublie tout le temps qu’à l’époque, au Québec, il n’y avait pas d’écoles secondaires publiques en dehors des grandes villes ! précise Mme Bissonnette. Quand je raconte ça à des jeunes, ils me regardent en disant : “Elle raconte des histoires !”. »

Pendant longtemps, au Québec, franchir les murs entre les classes sociales était difficile. Sans tenir compte de celles-ci et des idées reçues, Mme Bissonnette croit que comprendre son parcours et celui des Québécois·es de sa génération est impossible. Bien que certaines classes sociales soient moins favorisées dans les facultés de sciences humaines ces dernières années, elle est convaincue que toute personne y est ramenée lorsqu’elle tente de comprendre finement la société, passée ou présente.

Pendant son enfance, les jeunes filles comme elle font face à un obstacle supplémentaire : à de rares exceptions près, les seules qui effectuent des études universitaires viennent de la haute bourgeoisie montréalaise. Pour toutes les autres, trois voies sont possibles : devenir infirmière, secrétaire ou « maîtresse d’école »,  terme en vigueur à l’époque pour mentionner une enseignante. La jeune Lise choisit donc cette dernière option, dans l’espoir d’accéder à l’éducation dont elle rêve.

Amère déception : à l’École normale de Hull, elle se bute à la médiocrité de l’enseignement supérieur pour les moins favorisé·e·s. Les cours sont dispensés par des sœurs et des professeur·e·s mal instruit·e·s. « Tout au long de mes études, j’étais en colère, je trouvais que j’apprenais seulement des niaiseries, se souvient Mme Bissonnette. Et objectivement, c’était la vérité : on nous disait des énormités ! »

Lise Bissonnette (Crédit : François Couture)

Sa frustration n’est pas unique et elle la partage avec l’ensemble de la population québécoise, à tel point que l’un des premiers chantiers de la Révolution tranquille sera consacré à la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec. La « Commission Parent », du nom de son président, monseigneur Alphonse-Marie Parent, va ainsi révolutionner l’éducation au Québec et donner naissance, entre autres, à des écoles secondaires publiques gratuites dans toutes les régions de la province, ainsi qu’aux cégeps, également accessibles à très faible coût.

Mme Bissonnette, qui s’est jointe entre temps au Quartier latin, journal étudiant et ancêtre de Quartier Libre, suit passionnément les travaux de la Commission. « Je me promenais avec le rapport Parent, tout souligné ! », mentionne-t-elle. Cette expérience journalistique lui ouvre enfin les portes d’une culture intellectuelle plus rigoureuse. Elle met alors les bouchées doubles. « J’ai nourri des complexes, j’étais toujours en état de rattrapage et je le suis encore », poursuit-elle.

Mme Bissonnette s’inscrit ensuite, à ses frais, dans un programme de pédagogie à l’Université de Montréal. « Ma volonté la plus profonde, entretenue depuis des années, était d’entrer à l’université, souligne-t-elle dans Entretiens. Je devrais dire “UNIVERSITÉ” en majuscules ! L’université était pour moi le royaume des cieux, et j’allais y arriver. »

De son parcours, la presse étudiante devient sa meilleure école : elle entre en 1974 au Devoir, où elle sera tour à tour journaliste, éditorialiste, rédactrice en chef, et finalement directrice à partir de 1990.

Tous ces livres sont à toi !

En 1998, Mme Bissonnette reçoit un appel inattendu. Le premier ministre du Québec, Lucien Bouchard, veut lui confier la réalisation d’un projet extrêmement cher à son cœur : une bibliothèque nationale de grande envergure. Elle n’a pas besoin de réfléchir longtemps, le projet correspondant en tous points à ce qu’elle défend depuis des années, à savoir « l’accès au savoir tout autant qu’à la culture, la démocratisation de cet accès, la mise en place d’un service de grande taille, capable de nourrir les besoins des bibliothèques encore trop peu outillées dans l’ensemble du territoire québécois », énumère-t-elle.

Si la situation semble difficile à imaginer aujourd’hui, la mise sur pied de la Grande bibliothèque de la rue Berri ainsi que celle de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) provoquent à l’époque un véritable rempart d’opposition. Tout y passe : l’ampleur ambitieuse du projet, son coût, sa localisation, ou encore son architecture.

Le livre Lise Bissonnette : entretiens de Pascale Ryan, publié par les Éditions du Boréal.

 

N’en déplaise aux sceptiques, la Grande bibliothèque est un succès dès le jour de son inauguration, au printemps 2005, se souvient Mme Bissonnette. « Ces instants nous ont appris que le bâtiment, forme et fond, serait aimé, déclare-t-elle dans Entretiens. Nous avions réussi à n’exclure personne, des enfants aux aînés, des solitaires aux communautaires, des Québécois de souche aux Québécois issus de l’immigration. » À l’occasion de l’ouverture du bâtiment est alors proposée l’exposition Tous ces livres sont à toi ! portant sur le long combat qu’a été l’instauration d’une bibliothèque publique au Québec.

L’Université du peuple

Mme Bissonnette devient présidente du Conseil d’administration de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) en 2013, et ce, jusqu’en 2018. Elle défend encore aujourd’hui inlassablement l’établissement, fondé pour rendre le savoir accessible au plus grand nombre, ainsi que le réseau régional des universités du Québec.

Elle avoue être inquiète pour l’UQAM, à laquelle elle est très attachée et qu’elle a « tatouée sur le cœur ». Pendant des années, elle a prêché dans le désert pour que le gouvernement s’intéresse à son sort. L’Université reste malheureusement sous-financée continuellement et ne dispose ni des puissants lobbyistes qui défendent l’Université de Montréal ou celle de McGill auprès des décisionnaires, ni de leurs considérables moyens financiers. De plus, l’UQAM souffre toujours d’un problème d’image – injuste, selon Mme Bissonnette – face aux universités que l’actuel premier ministre du Québec, François Legault, appelait « les universités d’excellence » lorsqu’il était ministre de l’Éducation.

La valeur de l’éducation pour tous

Même si elle est à la retraite, Mme Bissonnette reste très ouverte sur le monde. Le sujet de l’éducation comme moyen d’assurer une meilleure égalité des chances la préoccupe toujours. Elle s’indigne des programmes à vocation particulière dans les écoles publiques pour lesquels les parents doivent débourser des milliers de dollars. Elle se souvient de l’époque où les curés payaient pour les études des enfants talentueux. « Maintenant, ce sont des fondations, dans des écoles publiques ! s’offusque-t-elle. On est où, là ? »

Comprendre pourquoi Mme Bissonnette tentait de faire prendre conscience de leur chance à des finissant·e·s à l’occasion de leurs collations des grades n’est pas difficile. Elle trouve en effet que les universités ne leur disent rien de bien inspirant au moment de la remise de leur diplôme. « Vous avez obtenu votre diplôme, on est très fiers de vous ! », ironise-t-elle. Mme Bissonnette a toujours préféré les inviter à être conscients d’être dans un lieu particulièrement privilégié, et à chérir ce souvenir toute leur vie. « Avoir un diplôme universitaire vous a changés, et vous avez la responsabilité de porter le savoir dans la société », leur annonçait-elle. Elle sourit à l’évocation de ces propos. « J’ai l’impression que je passais dans le beurre, mais il fallait que je le dise quand même, parce que je continue à croire à ça ! », conclut-elle.