Chez Keiko Devaux, ça sent la bougie à l’huile de soja et le parfum de thé noir. Du plafond pend une lourde plante. Des plantes, il y en a partout. Un large bureau soutient un ordinateur et plusieurs haut-parleurs, qui s’ajoutent à un attirail d’instruments en tout genre : piano, bols tibétains et même un guzheng, instrument de musique à cordes chinois.
Keiko est accueillante, prête à faire découvrir cet espace d’intimité dans lequel ses idées, ses « gestes », comme elle les appelle, se concrétisent sous forme de notes manuscrites et finalement, sous forme de sons. C’est à Montréal, où elle vit depuis 2004, que la compositrice a posé ses bagages. Avant de devenir doctorante en composition et création sonore à l’UdeM, elle vivait en Colombie-Britannique, où elle a grandi.
Le prix Opus ou le « bienvenue » communautaire
Son talent de compositrice de musique contemporaine, Keiko l’a illustré en remportant le prix Opus de la compositrice de l’année le 6 mars dernier. Reconnu comme l’une des plus grandes distinctions musicales du Québec, ce prix, créé en 1996 par le Conseil québécois de la musique, sert, pour chaque artiste qui le reçoit, de tremplin important. À ce sujet, la musicienne se dit très « encouragée » par sa victoire : « C’était comme un très chaleureux « bienvenue » de la communauté musicale québécoise, déclare-t-elle. Je me suis sentie intégrée et reconnue par cette communauté. » La valeur de son prix, elle l’attribue aussi à ses pairs. « Les compositeurs et compositrices qui ont reçu ce prix avant moi sont ceux qui m’inspirent, mes héros, pour certains », poursuit-elle.
La titulaire de la première Chaire de recherche du Canada en création d’opéra et codirectrice de thèse de Keiko, Ana Sokolovic, se dit peu surprise par sa victoire. « Le talent de Keiko a été clair dès son arrivée à l’Université, reconnaît la professeure. Elle a appris des choses de façon fulgurante et son talent s’est aussi développé d’une façon fulgurante. »
Ce moment de reconnaissance vient tout de même, selon la compositrice, après une période de travail éprouvante. « Composer, c’est super, mais très fatigant, admet-elle. C’est aussi important d’avoir des moments dans ma carrière qui me confirment que je suis sur la bonne voie. »
Mémoire et transformation : le travail de Keiko
Quand on lui demande de définir ses pièces, Keiko sourit largement. La tâche n’est pas évidente : « Comment le dire… réfléchit-elle. Je veux créer des expériences. » Pour ce faire, elle manipule les sons : « J’aime prélever des sons familiers et les déformer, les couper et les boucler pour créer comme des sensations », explique-t-elle. Le site Internet du Conseil des arts et des lettres du Québec propose une définition tout aussi inspirée de son travail : « Sa démarche embrasse un amour pour les sons et les méthodologies électroacoustiques, manipulant et déformant des sons acoustiques à l’aide d’outils numériques. » Certain·e·s la décrivent comme une compositrice contemporaine, d’autres comme une compositrice de musique nouvelle, de courant d’avant-garde. Keiko, elle, se contente de décrire son processus créatif, sans pour autant le catégoriser.
Pour illustrer son travail à l’équipe de Quartier Libre, la musicienne choisit Arras, sa pièce qui, selon elle, a reçu le plus de succès. Le son est sourd, englobant, complexe. Le morceau est, selon son autrice, une synthèse mémorielle de l’histoire de ses ancêtres. « Pour sa composition, j’ai choisi une approche plus personnelle, confie-t-elle. Ma mère est Japonaise et Canadienne et mon père est Français. La forme de cette pièce peut lier un bol japonais avec une chanson folklorique pop, un chant grégorien, des sons de métier à tisser… » Autant de sons que Keiko emprunte à sa mémoire et à celle de ses ancêtres.
Explorer la mémoire auditive et les phénomènes sonores, c’est aussi le travail que la compositrice poursuit théoriquement dans son doctorat. Ses études, elle ne les isole pas de son travail de composition. Selon elle, celles-ci lui permettent de « raffiner » ses concepts et d’encourager cette période créative dans laquelle elle s’épanouit depuis quelques années.
Du simple fait d’être une femme compositrice
Dans ses remerciements, Keiko souligne le rôle joué par ses professeurs, dont celui de Mme Sokolovic, elle-même récompensée par le prix Opus de compositrice de l’année en 2007. Selon la doctorante, ce rôle transcende le statut d’enseignante et de compositrice de sa directrice de recherche. Elle est aussi et surtout « une femme ». « Le simple fait qu’elle existe comme compositrice est aussi important, soutient l’étudiante primée. Nous sommes habitués à avoir des femmes qui composent aujourd’hui, mais ça ne fait pas si longtemps. » Comme sa professeure, Keiko Devaux se dit elle aussi chargée d’une responsabilité particulière : « J’aimerais être motivante pour les jeunes compositrices, mais pas non plus donner une fausse idée de ce travail, une idée idéaliste. C’est aussi difficile parfois. »
En réponse à son étudiante, Mme Sokolovic reconnaît le rôle joué par sa propre victoire et imagine que celle de la doctorante portera ses fruits. « Il faut travailler socialement pour rendre accessible la musique aux femmes et aux minorités, souligne-t-elle. On en voit le résultat, les femmes se distinguent aujourd’hui par la qualité de leur travail. »
De ses voyages à son plancher
C’est par terre que Keiko Devaux crée ses pièces. Sur le plancher ou contre le mur, elle met de l’ordre dans les « sons fantômes », des sons seulement imaginaires, qui parcourent sa tête. « Hop ! s’exclame-t-elle. Cette mélodie, je la veux ici et je veux cet autre geste ici ! Tout est très mélangé et lourd, et ensuite, tout s’organise et se dévoile. Et puis, je prends des Post-it. » Pour montrer à l’équipe de Quartier Libre ses moments solitaires de composition, la musicienne lance, sur un tapis de partitions complexes, des Post-it de toutes les couleurs, une règle et un crayon. Elle s’installe ensuite au piano et se lance dans une improvisation décomplexée.
Les sons « prévisibles » des instruments de musique ne lui suffisent pas. « Je cherche des prises de son quand je voyage, surtout dans la nature », révèle la gagnante du prix Opus. C’est en effet de ses voyages que Keiko tire sa plus grande inspiration, voyages dont la pandémie l’a presque complètement privée. « À l’étranger, tu peux être comme une page vierge, personne ne te connaît, poursuit-elle. J’essaye donc plus de choses, je prends plus de risques. »
Ces risques sont nécessaires à la musique contemporaine, selon Mme Sokolovic. Les voyages de la doctorante, tout ce qu’elle entreprend en dehors de l’Université, l’aident, d’après la professeure, à « traduire le monde contemporain ». « Elle veut avoir les connaissances du monde contemporain pour écrire de la musique contemporaine », précise-t-elle.
Ce qui sort des tiroirs
Une partie des projets de Keiko reste confidentielle en raison de ses contrats. La musicienne partage tout de même volontiers quelques annonces. « La pièce Arras va être jouée le 14 avril à l’édifice Wilder (NDLR : Rue de Bleury, à Montréal), mais aussi par le NMC (NDLR : New Music Concerts), le 10 avril. » À cette occasion, la compositrice a été invitée à programmer toute une soirée à la Steam Whistle Brewery de Toronto. Autre événement important : la soutenance de sa thèse, prévue le 15 avril prochain. La fin de la vie étudiante de Keiko, mais seulement une étape dans sa vie de compositrice.