Volume 28

Portrait : Fil collectif et plis solidaires

Un effort de guerre. Même si elle n’aime pas l’expression, l’étudiante à la maîtrise en travail social à l’UdeM Jeanne Dagenais-Lespérance concède qu’elle décrit bien la frénésie des premiers mois de l’initiative Fil collectif. Par l’entremise d’une intervenante communautaire scolaire, plusieurs femmes, la plupart d’entre elles demandeuses d’asile, envoient en avril 2020 leurs noms à Jeanne pour prendre part à la fabrication de couvre-visages en raison de la pandémie. Fil collectif est ainsi né d’un groupe de voisines réunies autour de la couture et comme pratique politique.

« C’était intense, se remémore Jeanne. J’avais mon petit chariot à roulettes, j’y strappais les machines avec un bungee [NDLR : Une sangle élastique]. » L’emploi du temps de l’étudiante est alors chargé : aller à la rencontre de collègues jusqu’alors inconnues, leur donner le matériel nécessaire pour accomplir leur mission, récupérer des masques, collecter des fonds et distribuer des salaires. Très rapidement, elle tisse une communauté autour de Fil collectif. Aux rencontres de cadres de porte s’ajoutent également un groupe WhatsApp, puis des piqueniques et des parties de cricket.

L’initiative, elle aussi, évolue. Après avoir répondu au besoin de masques, elle se renouvelle et augmente son offre pour répondre aux demandes d’organismes et d’écoles du quartier : tuques, gants, napperons, etc. Entre 8 et 12 femmes se joignent à Jeanne, selon les saisons et leurs disponibilités. « C’est un acte de couture qui a permis la rencontre de gens qui ne se rencontrent généralement pas », se réjouit l’étudiante.

L’altruisme dans l’adversité

Jeanne Dagenais-Lespérance et Amanpreet, dans le salon de cette dernière, sont devenues amies grâce à Fil collectif. Photo : Renaud Chicoine-McKenzie.

Parc-Extension est un quartier où s’installent plusieurs personnes en quête du statut de réfugié, particulièrement en provenance de l’Inde, selon Jeanne. Les organismes communautaires ont dès le départ beaucoup de difficulté à entrer en contact avec cette partie de la population, alors que la précarité de celle-ci a encore augmenté d’un cran depuis que la pandémie touche le Québec. L’étudiante constate qu’aux oppressions déjà existantes (isolement linguistique, racisme, manque d’accès à l’éducation supérieure et aux garderies subventionnées) s’ajoutent la perte d’emploi et l’exclusion de la Prestation canadienne d’urgence mise en place par le gouvernement fédéral en raison de la COVID-19. Malgré tout, la préoccupation première des couturières de Fil collectif est de protéger leur nouvelle communauté.

« L’argent ne m’intéresse pas », affirme, en anglais, la couturière Amanpreet, 39 ans, qui préfère taire son nom de famille. Elle est assise dans le salon de son appartement, rue Durocher, aux côtés de Jeanne, dont elle tient l’avant-bras avec affection. « Si le Canada nous donne tout, c’est ma responsabilité de redonner », poursuit- elle avec fierté. Avant de s’installer dans Parc-Extension, le 19 octobre 2019, avec son mari et son fils, Amanpreet a travaillé pendant 10 ans comme couturière à Jalandhar, une ville du Pendjab. Avec sa famille, elle a fui la région trouble du nord de l’Inde, où elle avoue avoir été victime à maintes reprises d’arrestations arbitraires d’une police corrompue.

Pour la couturière, hors de question d’être enchaînée par le confinement. La couture lui permet d’avoir un « esprit libre », expression qui désigne un état mental, mais aussi une implication sociale, qui trouve écho chez les autres couturières de Fil collectif.

La couture comme philosophie

Jeanne se sent elle aussi libérée grâce à la couture, surtout depuis l’adolescence. « J’étais vraiment petite comme adolescente, et ça a été vraiment libérateur de voir que : ah ! Je peux adapter un patron, choisir une couleur, un tissu, et faire quelque chose qui m’aille, explique-t-elle. Je n’avais plus à être esclave de l’industrie de la mode. » Pour cette autodidacte, la couture n’a jamais été une activité de loisir individuelle, mais un acte politique.

Ce rapport à la politique, Jeanne le retrouve tout au long de sa vie d’adulte. Elle s’implique depuis bientôt dix ans dans des causes sociales et environnementales, surtout au niveau communautaire, et s’est tournée sans surprise vers la maîtrise en travail social de l’UdeM, en 2019, quelques années après avoir notamment obtenu un baccalauréat en études théâtrales à l’Université Concordia.

« Les mots qui me viennent spontanément à l’esprit sont « curieuse », « appliquée » et « créative » », énumère la professeure à l’École de travail social de l’UdeM Roxane Caron pour décrire l’étudiante. Les deux femmes se sont rencontrées dans un cours de travail social international à l’automne 2020. Ensemble, elles rédigent actuellement un article universitaire sur l’expérience de Jeanne au sein de Fil collectif. « C’était bien sûr une initiative de Jeanne : son idée était de faire un retour réflexif sur cette expérience, explique Mme Caron. Ce fut un exercice transformateur pour moi aussi, comme professeure qui enseigne ces questions de « réflexivité et d’esprit critique ». »

Quelle est la place d’une jeune universitaire blanche de classe moyenne dans ce projet ? Selon la professeure, cette question est importante : « Nous pouvons avoir de « bonnes intentions » et être « bienveillantes » dans notre engagement, mais sommes-nous cohérentes entre « nos pensées », « nos positions théoriques » et « nos actions » ? », s’interroge-t-elle. Pour Jeanne, qui cherche à guider son engagement selon des principes féministes anticoloniaux, s’appuyer sur les réflexions d’intellectuelles comme celles de la militante féministe américaine Gloria Jean Watkins, plus connue sous le nom de « bell hooks », et de la philosophe et activiste argentine Maria Lugones lui a permis d’ancrer sa pratique dans un cadre conceptuel rigoureux.

« Jeanne s’inscrit dans ce que la féministe bell hooks appelle des « espaces de courage », affirme la directrice de recherche de l’étudiante. Le projet, puis les espaces de réflexion, ont été une occasion pour elle de « mettre au défi » sa posture théorique. » Jeanne est donc passée des mots à l’action pour créer un espace de solidarité intègre. En effet, Fil collectif l’a menée à jouer par moments un rôle de liaison entre les couturières et les institutions canadiennes : « Je recevais des appels et des questions comme : « Mon enfant a besoin d’aide en français » ou « J’ai perdu mon travail, sais-tu où je peux postuler ? » », illustre-t-elle.

L’étudiante et ses voisines couturières se sont, bien entendu, liées d’amitié. « Malgré et en vertu de nos différences, nous cousions notre relation comme une courtepointe, un morceau à la fois », décrit-elle dans l’article qu’elle publiera à quatre mains avec Mme Caron. À mesure que le travail de la couture s’étend, il commence à révéler son potentiel politique et social.

Travail invisible s’il en est, Fil collectif aura su se faire reconnaître à son échelle et obtenir une nomination dans la catégorie Entraide, paix et justice à la 23e édition du Gala Forces AVENIR, organisation qui récompense l’engagement étudiant, en octobre dernier. Pour Jeanne, l’objectif était d’abord et avant tout
d’aller chercher des fonds. « C’est mon combat personnel de rémunérer adéquatement le travail de couture », dit-elle en riant, des mots dont émanent une simplicité combative et une solidarité empathique.

 

 

Note de la rédaction : La version papier indiquait que la politologue québécoise Louise Toupin était l’une des sources d’inspiration de Jeanne Dagenais-Lespérance au même titre que bell hooks et Maria Lugones. En fait, Mme Toupin collabore avec Jeanne pour ses travaux de maîtrise. De plus, la version papier indiquait que Roxane Caron est la directrice de recherche de Jeanne Dagenais-Lespérance, ce qui n’est pas le cas. Les corrections ont été apportées dans la présente version.

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