Pirates assumés

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Par Ricardo Souvenir
mercredi 25 mars 2015
Pirates assumés
« Les nouvelles technologies nous donnent une plus grande accessibilité, alors cela engendre une certaine banalisation de la propriété intellectuelle », selon le professeur titulaire au Département de droit de l'UdeM Vincent Gautrais.
« Les nouvelles technologies nous donnent une plus grande accessibilité, alors cela engendre une certaine banalisation de la propriété intellectuelle », selon le professeur titulaire au Département de droit de l'UdeM Vincent Gautrais.
Trente-quatre auteurs québécois cosignent une lettre ouverte pour dénoncer la décision de l’Université Laval de ne plus renouveler son contrat de redevances avec la Société québécoise de gestion collective des droits de reproduction (Copibec). Cette décision de l’Université Laval traduirait-elle une banalisation plus générale du droit d’auteur dans la société et notamment chez les étudiants ?
« Considérant que l’université est un haut lieu du savoir, elle devrait au contraire s’efforcer de contribuer au succès et à la prospérité de ses propres diplômés une fois que ceux-ci sont intégrés à la société civile. »
Jean-François Beauchemin Écrivain diplômé d’une maîtrise en études françaises de l’UdeM

Pour l’étudiant en mathématiques et statistiques Antoine*, pirater les livres sur internet fait partie de ses habitudes. « C’est beaucoup plus pratique, car ça me permet de ne pas me déplacer avec mes gros manuels et ça me permet de garder beaucoup plus d’argent dans mes poches surtout lorsqu’on utilise le livre seulement pour une session », indique-t-il.

L’écrivain diplômé d’une maîtrise en études françaises de l’UdeM Jean-François Beauchemin estime pour sa part que ces arguments ne tiennent pas la route.« Personne ne me fera croire qu’un étudiant est trop pauvre pour s’acheter les livres qu’il lui faut, juge celui qui a cosigné la lettre ouverte. C’est précisément pour absorber ces coûts que des programmes d’aide financière existent. »

Au-delà de l’argent, l’utilisation que les étudiants prévoient faire des livres mis en lectures obligatoires par le professeur influence aussi leur volonté d’en faire l’achat, selon l’étudiant au baccalauréat en philosophie et politique Jonathan Chartier. « Ca dépend du livre, quand je dois acheter des livres techniques, je les pirate, sinon je les achète », explique-t-il.

La facilité d’accès aux livres en ligne contribue à populariser cette pratique. « Les nouvelles technologies nous donnent une plus grande accessibilité, alors cela engendre une certaine banalisation de la propriété intellectuelle », jugele professeur titulaire au Département de droit Vincent Gautrais.

Droits d’auteur

Au Canada, c’est la Loi sur le droit d’auteur qui encadre les questions de propriété intellectuelle. « Les droits d’auteur, c’est la propriété d’un artisan quel que soit le support, c’est sa propre création dont il a le monopole, explique le professeur titulaire. Le piratage met en péril la santé financière des artistes qui vivent de la rente que produisent leurs oeuvres. » Selon les plus récentes données de Service Canada datant de 2013, 62 % des auteurs et rédacteurs gagneraient moins de 50 000 $ par année.

L’interprétation de cette loi est toutefois différente à l’Université Laval. En se basant sur la jurisprudence, les dirigeants de l’Université ont décidé de verser des redevances uniquement lorsque plus de 10 % d’une œuvre est reproduite**. « Il y a quelque chose de honteux, considérant que l’université est un haut lieu du savoir et qu’elle devrait au contraire s’efforcer de contribuer au succès et à la prospérité de ses propres diplômés une fois que ceux-ci sont intégrés à la société civile », estime Jean-François Beauchemin.

Copibec a déposé devant la Cour supérieure du Québec une demande afin d’être autorisée à exercer un recours collectif, regroupant les auteurs dont les œuvres ont été reproduites. La société réclame deux millions de dollars en redevances impayées, un million en dommages moraux et un million en dommages punitifs.

Cette nouvelle stratégie de l’administration de l’Université Laval « encourage également ses professeurs à utiliser des œuvres qui n’entraînent aucun paiement de redevances aux auteurs et aux éditeurs », précisait Copibec dans son bulletin du septembre 2014.

Condamnés au bénévolat ?

« Les services d’un plombier sont onéreux, mais lorsque j’en ai besoin, je paye, explique Jean-François Beauchemin. Il ne me viendrait jamais à l’esprit de demander un tel service sans donner à celui ou celle qui l’offre la juste part qui lui revient. » Il ajoute que le prix élevé ne justifie pas le fait que les auteurs ne doivent pas toucher les redevances liées à leur travail.

Selon Vincent Gautrais, ces deux situations ne peuvent toutefois pas être comparées. « Légalement, à cause de la jurisprudence, pirater l’œuvre d’un artiste n’est pas un vol, même si cela implique des sanctions », explique-t-il. Il fait également une distinction entre la propriété intellectuelle et la propriété d’un bien, car lorsque le bien est volé il n’est plus accessible à quiconque, tandis que dans le cas d’un bien intellectuel, on peut continuer à jouir de ses bénéfices.

Même les étudiants qui choisissent de pirater conserveraient un regard éthique, selon le professeur. « Selon des études, les gens ont une certaine conscience, car ils piratent moins les petits artistes que les grands », indique-t-il.

L’étudiant à la maîtrise en philosophie Gabriel Legendre admet qu’il ne voit pas d’un bon œil le piratage, peu importe les justifications.« Acheter ses livres, c’est encourager les producteurs et les écrivains, souligne-t-il. Pour la plupart d’entre eux, le profit est faible, alors ne pas acheter leurs livres ne les aide pas. » Pour Gabriel, payer pour les livres qu’il achète permet aussi d’encourager la culture.

* Nom fictif afin de garder l’anonymat de la personne.

** Politique et directives relatives à l’utilisation de l’œuvre d’autrui aux fins des activités d’enseignement, d’apprentissage, de recherche et d’étude privée à l’Université Laval.