Penser le colonialisme par la littérature

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Par Naila Gravel-Baazaoui
mardi 18 avril 2023
Penser le colonialisme par la littérature
Isabella Huberman est professeure adjointe au Département de français de l’Université de Toronto. Courtoisie : Ramiyah Rayah.
Isabella Huberman est professeure adjointe au Département de français de l’Université de Toronto. Courtoisie : Ramiyah Rayah.
En janvier dernier, l’autrice, professeure et chercheuse à l’Université de Toronto Isabella Huberman a publié son ouvrage Histoires souveraines : poétiques du personnel dans les littératures autochtones au Québec aux Presses de l’UdeM. Quartier Libre l’a rencontrée pour en apprendre plus sur ses recherches et pour parler de l’effervescence des littératures autochtones.

Quartier Libre (Q. L.) : Vous portez plusieurs casquettes : chargée de cours, chercheuse et maintenant autrice. D’où vous est venue la piqûre de la littérature ?

Isabella Huberman (I. B.) : J’ai toujours été une grande lectrice. Plusieurs professeurs, entre autres au secondaire, ont encouragé mon intérêt. Pour moi, étudier la littérature et en faire l’analyse permet d’en apprendre plus qu’en se limitant à la seule lecture. J’ai toujours été fascinée par la manière dont on pouvait comprendre ce qui est raconté, en se penchant sur les différents angles d’un texte. Grâce à la lecture, un récit peut créer un vécu partagé et devenir une occasion de tisser des liens.

Q. L. : Votre livre et vos recherches postdoctorales portent sur différents thèmes touchant les littératures autochtones. Qu’est-ce qui vous passionne particulièrement dans cette sphère d’étude ?

I. B. :  Je cherche à mettre en relation le personnel et le collectif. Je m’intéresse plus particulièrement à l’écopoétique, où j’étudie les liens entre la littérature, la nature, la culture et l’humain. Il existe une dimension personnelle au colonialisme témoignant d’expériences propres aux Autochtones.

En tant que personne non autochtone, l’écopoétique au cœur de mes recherches me permet de mieux concevoir de nouvelles perspectives et comment elles forment l’histoire. C’est un moyen de réaliser les façons dont le colonialisme fonctionne à notre époque. C’est aussi un moyen de mieux comprendre les relations coloniales sur lesquelles le pays est fondé et de voir comment ces relations s’intègrent dans notre vie de tous les jours.

Il est important que je prenne aussi la responsabilité de transformer les relations coloniales et d’éduquer sur celles-ci.

Q.L. : Dès votre introduction, vous vous identifiez en tant que chercheuse colonisatrice. Pourquoi avez-vous jugé important de vous définir en tant que telle, et ce, dès le début du livre ?

I. B. : Dans la méthodologie des recherches sur les littératures autochtones, le fait de se situer dans le temps et l’espace est un principe fondamental. Je dois me positionner par rapport à ce que j’étudie. Le terme «?chercheuse colonisatrice?» vise à reconnaître le rapport de force existant. C’est une façon de reconnaître que les recherches sont faites à partir d’une position qui va influencer les perspectives sur le sujet.

C’est une reconnaissance assez politisée de la logique qui fait des personnes non autochtones les premières bénéficiaires des recherches colonialistes. Je reconnais que le terme peut être inconfortable pour certains et peut créer un malaise. Or, je crois que cet inconfort est nécessaire si on veut susciter une réflexion et prendre conscience de la dynamique des pouvoirs coloniaux existant aussi dans la recherche.

Q. L.: Quels sont certains des enjeux auxquels vous êtes confrontée sur le plan de la recherche dans le domaine des études littéraires autochtones ?

I. B. : En tant que chercheuse, je suis confrontée à des enjeux éthiques qui ne sont parfois pas pris en compte dans d’autres domaines. Quelles sont les méthodes que j’utilise?? Quels sont mes objectifs?? À qui je m’adresse et pour qui est cette recherche??

Il faut établir une certaine réciprocité et une transparence dans la recherche pour redéfinir la relation de pouvoir inhérente au domaine universitaire. Faire preuve d’humilité est, selon moi, quelque chose qui va à l’encontre des conventions de la recherche universitaire, mais c’est important.

On n’a pas nécessairement le droit d’avoir accès à tout, et certaines histoires sont sacrées, surtout si elles proviennent de la tradition orale. La possibilité de collaborer dans la recherche, il faut savoir l’utiliser avec beaucoup de soin, surtout quand on veut construire des relations à long terme. Je pense que la collaboration n’est pas la norme en études littéraires et qu’il y a une résistance face à l’idée de créer une relation avec les auteurs. Toutefois, c’est avec la collaboration qu’on peut sortir du modèle d’extractivisme de la recherche.

Q. L.: Quels rapprochements et quelles distinctions peut-on faire entre les contextes francophone et anglophone au Canada, en ce qui a trait aux littératures autochtones ?

I. B. : Ce sont deux milieux assez distincts. Dans le Canada anglais, les littératures autochtones sont bien établies depuis les années 1970 et la recherche les concernant depuis les années 1980-1990. Et il existe un grand marché pour soutenir la production des œuvres, ce qui peut bénéficier aux auteurs.

Cette effervescence face aux littératures autochtones est assez récente dans l’espace francophone. Les deux espaces partagent certaines caractéristiques culturelles, historiques et politiques, mais les auteurs écrivant au Québec s’inscrivent dans le contexte spécifique de la province. Les enjeux de souveraineté, de langue et de minorité francophone face à une majorité anglophone occupent un espace distinctif important dans les tissus et les enjeux sociaux.

La langue représente une barrière entre les deux espaces pour ce qui est de la recherche. Il n’y a pas beaucoup de chercheurs anglophones qui parlent français, mais il y a une conscience grandissante de l’importance d’une collaboration entre les deux milieux. Je crois qu’il faut aussi souligner que les écrivains autochtones doivent faire face à deux langues coloniales. 

Q. L.: Selon vous, quelle place devrait-on accorder aux littératures autochtones dans les départements d’études littéraires au sein des universités francophones ?

I. B. : J’aimerais qu’une plus grande place leur soit accordée. J’ai enseigné deux ans à l’Université de Montréal et il y avait très peu d’espace voué aux littératures autochtones. Je souhaiterais voir plus d’œuvres autochtones enseignées dans les cours de littérature québécoise. Mais je voudrais aussi que des cours entiers leur soient dédiés, pour qu’on puisse bien prendre le temps de situer leur contexte historique, en offrant des outils aux étudiants pour savoir comment étudier ces textes de manière respectueuse et rigoureuse.

Il y a, dans la sphère universitaire, des contradictions avec le discours de réconciliation proposé et le manque d’actions concrètes de la part des institutions. Ce discours doit se traduire par des actions concrètes afin de créer de nouveaux cours, allant même jusqu’à rendre obligatoire un cours en littératures autochtones.

Q. L.: Travaillez-vous présentement sur d’autres projets de recherche ?

I. B. : Oui, j’ai toujours un autre projet en cours. Je fais présentement une étude sur l’écopoétique autochtone. Je veux comprendre la manière dont les artistes autochtones reprennent, dénoncent et réimaginent l’impact des ressources naturelles sur leur communauté. Je me penche surtout sur la question de l’hydroélectricité au Québec et sur la manière dont les écrivains remettent en question la perspective coloniale de l’extraction des ressources.

Q. L. : Plusieurs auteurs autochtones connaissent une popularité grandissante depuis quelques années au Québec, dont Michel Jean, Naomi Fontaine et Joséphine Bacon. Comment pensez-vous que cet engouement pour les littératures autochtones peut constituer un pas vers une certaine réconciliation ?

I. B. : Il y a une bonne volonté de la part des lecteurs, mais souvent, ils ne savent pas par où commencer. Je crois que les littératures autochtones sont un moyen formidable de mieux comprendre l’histoire et la vie des différents peuples, puis de développer une empathie envers eux.

Il est difficile de s’extraire de l’omniprésence de l’histoire coloniale, et cet engouement est une façon de ne plus contribuer au refus de reconnaissance qui permet au colonialisme de se perpétuer. Toutefois, la littérature est un type de geste de réconciliation sur le plan individuel et non étatique. On trouve au pays une politique fédérale qui ne s’attaque pas aux causes profondes de la relation fracturée entre les Autochtones, les non-Autochtones et l’État.

La lecture peut être transformatrice, mais il ne faut absolument pas l’instrumentaliser afin de faire une réconciliation imaginaire. Elle peut transformer l’imaginaire de ses lecteurs, mais il existe aussi un côté matériel à la réconciliation. Je pense ici, entre autres, à la restitution de territoires.

Il est aussi important de mentionner que les auteurs autochtones ne doivent pas être les acteurs uniques d’une rééducation de la population. En tant que personnes non autochtones, nous devons aussi prendre notre part de responsabilité dans la protection et le développement des littératures autochtones.