Volume 18

Payer selon ses moyens

Comment éviter le rouleau compresseur d’une facture annuelle moyenne de 3 800 $ de frais de scolarité en 2016? Confrontés comme le Québec à des problèmes de financement des universités et d’accessibilité aux études postsecondaires, la Colombie module les frais selon le revenu familial ou personnel de l’étudiant au moment des études, et le Chili se propose d’en faire autant. Une méthode qui laisse les experts québécois très perplexes.

Illustration Mélaine Joly

En Colombie, les frais de scolarité ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Dans les universités financées par l’État, le futur étudiant ne connaît pas le montant de sa facture avant son inscription. Au sein de ces 44 établissements répartis à travers tout le pays, on calcule les frais de scolarité selon plusieurs critères : le revenu familial, le nombre d’enfants et le type de collège, privé ou public, que l’étudiant a fréquenté avant l’université. Même le logis sera classifié selon le quartier et les caractéristiques de l’habitation. Le ministère de l’Éducation présume que les informations sur la résidence indiquent plus précisément le niveau de dépenses du foyer, qui, dans un pays comme la Colombie, peut beaucoup différer du niveau de revenus déclarés.

Au terme de sa dernière enquête comparative, le Conseil national de l’éducation supérieure déclarait que les frais de scolarité ainsi modulés étaient adaptés à la capacité de payer de l’étudiant ou de sa famille dans 73 % des cas et étaient «coûteux» pour les 27 % restants.

Le hic de ce système? « L’entrée dans les universités publiques est très contingentée. Ceux qui réussissent les tests d’admission proviennent surtout de collèges privés ou très bien cotés », précise Elisabeth Arcila, juriste colombienne établie à Montréal. Le système des frais modulés est efficace pour une majorité, mais les places limitées du système public opèrent un contingentement fondé sur le mérite.

Au Chili, cette solution n’a pas encore été expérimentée, mais Sylvia Eyzaguirre, chercheuse au Centre d’études publiques du Chili (CEP), considère que ce serait « la meilleure option pour favoriser l’égalité, dans un pays connu pour le fossé entre les riches et les pauvres ». Le 25 novembre dernier, après une mobilisation spectaculaire des étudiants chiliens, le gouvernement a annoncé qu’il augmenterait de 10 % le budget consacré à l’éducation, ainsi qu’il bonifierait des bourses destinées à la classe moyenne. Mais le mouvement étudiant doute de la bonne foi du gouvernement et des effets véritables de telles mesures. Dans une étude sur le droit à l’éducation parue l e 5 décembre dernier, l’UNESCO a également accusé le système éducatif du Chili « d’encourager les inégalités en causant l’exclusion et la discrimination ».

Autant d’arguments selon lesquels le Chili aurait « tout intérêt à offrir l’éducation gratuite pour les 60 % des étudiants les moins fortunés », considère Mme Eyzaguirre. Comme le gouvernement financerait intégralement cette mesure, les 40 % les plus fortunés devraient assumer les mêmes frais de scolarité qu’aujourd’hui – environ 300 $ par mois en moyenne selon le CEP, soit à peu près autant que le salaire minimum (350 $ par mois), les 10 % des Chiliens les plus pauvres gagnant 47 $ et les 20% les plus riches 480 $.

Selon Mme Eyzaguirre, si dès l’étape de la facturation le revenu était pris en compte pour déterminer le montant à payer, « les classes à revenu moindre en bénéficieraient, et la mesure serait 63 % moins cher [pour le gouvernement] que la gratuité pour tous » car les frais de scolarité ne sont pas encadrés par le gouvernement chilien, et les 40 % d’étudiants les plus riches tendent à choisir les établissements plus coûteux.

Étude à l’appui, elle explique que cette mesure réduirait trois fois plus les inégalités de richesse que la gratuité universelle. En effet, un tarif fixe comme au Québec ne prend pas en compte le pourcentage du revenu alloué pour payer l’éducation supérieure. « Ce n’est pas un système juste », conclut Mme Eyzaguirre.

Intervenir par la suite

Manuel Crespo, professeur au département d’administration et fondements de l’éducation à l’UdeM, est d’avis que « l’on devrait fournir un financement pour les tranches défavorisées de la population ».

Selon lui, l’hypothèse de frais différenciés dès l’inscription n’est cependant pas à privilégier. Une facturation progressive ne pour rai t qu’alourdir la bureaucratie. « Les frais administratifs engloutiraient trop des bénéfices», remarque M. Crespo.

Pierre Doray, professeur de sociologie de l’éducation à l’UQAM, partage son avis. « Il faudrait mettre au point un système qui serait encore plus compliqué que le système d’aide actuelle, car la totalité des étudiants devraient déclarer leur revenu familial ou personnel », souligne-t-il.

Le système des prêts et bourses québécois prend déjà en compte le revenu familial, si l’étudiant est à la charge de ses parents, ou le revenu individuel, s’il est déclaré indépendant.

Comme 74,3 % des étudiants ne profitent pas du système de prêts et bourses durant leurs études universitaires, la mise en place d’une modulation systématique des frais de scolarité quadruplerait le nombre d’informations sur le revenu à traiter. Les deux professeurs, M. Doray et M. Crespo, considèrent que le système de prêts et bourses du Québec joue déjà ce rôle de modulation, sans s’encombrer d’une administration pour l’entièreté des étudiants. Bref, il vaudrait mieux agir après la facturation et sur une minorité d’étudiants, qu’avant la facturation et sur la totalité des étudiants.

Selon Manuel Crespo, le meilleur compromis serait de financer les études des personnes à revenu modeste « à même les fonds obtenus par l’augmentation des frais de scolarité ». D’ailleurs, « il existe déjà un système où l’on peut payer selon notre revenu, et ça s’appelle l’impôt progressif », déclare M. Doray.

Éric Martin, chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), lui, va encore plus loin : « Le problème avec cette hypothèse [des frais différentiels], c’est qu’elle contribuerait au mouvement de destruction de l’impôt progressif en le déplaçant dans un sous-système », c’est-à-dire à l’échelle de l’individu qui en assume les coûts.

Le choix de moduler les frais de scolarité selon les revenus disponibles au moment des études « brise la redistribution sur l’ensemble de la communauté » qu’instaure l’impôt progressif, ce qui est « en rupture avec la culture du service public ». En vérité, M. Martin ne s’intéresse pas aux solutions comptables, car il considère qu’il n’y a « aucune nécessité économique de monter les frais de scolarité ». « C’est plutôt une volonté politique de transformer l’université [par un désengagement progressif du public] », accuse-t-il.

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