Volume 28

Mettre les points (médians) sur les « i »

Écriture inclusive, langage épicène, formula­tion non binaire, féminisation générique… autant de pratiques rédactionnelles prêtes à étourdir les néophytes. Certaines d’entre elles, comme le langage épicène, c’est-à-dire le recours à des termes non genrés tels que « la commu­nauté étudiante », sont promues par l’Office québécois de la langue française (OQLF), alors que d’autres, plus inédites, seraient à éviter.

Selon l’Office, l’écriture inclusive se caractérise par son désir d’éviter tous les mots marqués en genre, et ce, sans faire appel aux néologismes tels que le pronom « iel », propre à la formula­tion non binaire. Cette pratique préconise ainsi l’utilisation des doublets abrégés, comme « les étudiant·e·s », en lieu et place des doublets com­plets, comme « les étudiants et les étudiantes ».

L’étudiante au doctorat en linguistique à l’UdeM Alexandra Dupuy souligne néanmoins que les définitions de ces nouvelles pratiques rédaction­nelles sont loin d’être consensuelles. Elle s’est elle-même prêtée au jeu des comparaisons en étudiant trois guides d’écriture inclusive publiés en 2020. Son constat : tous préconisent des pratiques différentes. « Chaque personne a sa propre définition des formes associées à l’écri­ture inclusive, indique-t-elle. Ça explique pour­quoi il n’y a pas une forme qui est privilégiée et pourquoi on observe autant de variabilité. »

L’approche udemienne

L’usage de l’écriture inclusive est déconseillé par l’OQLF, malgré sa popularité croissante au Québec, tel que le démontre sa récente adop­tion par le journal Métro. En effet, les doublets abrégés peuvent donner naissance à une ortho­graphe pour le moins exotique et non conven­tionnelle : « les roux·sses sont merveilleux·ses ». De même, le Guide d’écriture pour toutes et tous produit par le Bureau de valorisation de la langue française et de la Francophonie de l’UdeM souligne que « ce procédé rend l’écri­ture complexe et nuit à la lisibilité du texte ». À l’instar de l’OQLF, le Guide recommande plutôt l’utilisation du langage épicène ainsi que les doublets complets.

« À l’Université, toutes les communications ins­titutionnelles sont rédigées en respectant les normes du Guide », indique la porte-parole de l’UdeM, Geneviève O’Meara. Toutefois, aucun membre ou groupe de la communauté udemienne n’est tenu de suivre les recomman­dations du Guide. « Il n’y a pas de règles insti­tutionnelles pour les travaux ou les examens, [ni] pour les mémoires et les thèses », précise Mme O’Meara. Or, qu’en est-il des publications indépendantes, comme les journaux étudiants et les revues scientifiques ? Quelles pratiques sont mises de l’avant ?

Du rayon des journaux étudiants…

À l’UdeM, certains journaux étudiants pro­meuvent l’écriture inclusive et ponctuent leurs articles de points médians. C’est notamment le cas du Pigeon Dissident, le journal des étu­diant·e·s en droit de l’Université de Montréal. Le rédacteur en chef du journal, Jérôme Coderre, étudiant en troisième année au baccalauréat en droit, explique que depuis le mois de mars 2021, une politique d’écriture inclusive est inscrite dans les règlements généraux du journal.

Toutefois, l’introduction de cette norme ne s’est pas déroulée sans heurts. Initialement, les journalistes qui désiraient ne pas y sous­crire devaient chapeauter leur article d’une note explicative telle que « je me soustrais de la politique rédactionnelle », explique Jérôme Coderre. « Pour certains articles, les commen­taires sur Facebook étaient « Pourquoi tu t’es retiré·e de la politique rédactionnelle ? », plu­tôt que de parler du contenu du texte, rap­porte-t-il. Je trouvais que ça déviait l’atten­tion. » Depuis le début de l’année 2022, cette déclaration de non-assujettissement est abolie et l’écriture inclusive est celle en vigueur par défaut, même si chaque pigiste peut décider de ne pas y recourir.

De son côté, la revue Dire, consacrée à la vulgari­sation scientifique et rédigée par les étudiant·e·s de deuxième et troisième cycles de l’UdeM, suit les recommandations du Guide d’écriture pour toutes et tous depuis l’année 2021. La rédac­trice en chef, Marie-Paule Primeau, affirme que l’équipe de Dire est en constante réflexion à propos des nouvelles pratiques rédaction­nelles, comme les doublets abrégés. « Il faut rester à l’affût, soutient-elle. On ne peut plus passer à côté. »

Alexandra Dupuy déclare ne pas s’étonner de voir des publications étudiantes utiliser l’écri­ture inclusive. « Les statistiques en sociolin­guistique indiquent que les personnes qui sont les plus susceptibles de faire des innovations linguistiques sont les jeunes et les femmes, mentionne-t-elle. Les personnes qui travaillent dans les journaux étudiants sont généralement de jeunes personnes, donc ce n’est pas du tout surprenant [que l’écriture inclusive y soit plus populaire]. Dans les revues scientifiques, par contre, la direction est plutôt effectuée par une personne généralement plus âgée. »

… au rayon des revues scientifiques

Chantal Gagnon, membre du comité scientifique de Meta et professeure agrégée au Département de linguistique et de traduction. Photo : Mathis Harpham

Les Presses de l’Université de Montréal (PUM) publient cinq revues scientifiques dont Meta : journal des traducteurs. Cette revue universi­taire internationale dédiée à la recherche en traduction ne recourt pas à l’écriture inclu­sive, selon la membre du comité scientifique de Meta Chantal Gagnon, professeure agrégée au Département de linguistique et de traduc­tion. « Le reste de la francophonie n’est pas encore rendu à l’écriture inclusive, du moins pas en traductologie », souligne-t-elle, ce qui expliquerait pourquoi Meta n’y recourt pas. La professeure précise du même souffle que les positions de l’OQLF en termes de langage épicène sont perçues dans certains lieux du monde francophone « comme quelque chose d’avancé ».

Ainsi, Meta n’est pas la seule revue scientifique à ne pas recourir à l’écriture inclusive. « Les revues que je connais sur la scène internationale, et j’en connais plusieurs, n’ont pas de politique de rédaction inclusive, que ce soit en français ou en anglais, précise Mme Gagnon. Les publi­cations savantes et universitaires sont des lieux très conservateurs […], du moins par rapport aux formes de langage utilisées. »

L’écriture inclusive, porteuse d’une idéologie

Non seulement le contenu de telles politiques rédactionnelles peut être l’objet de débats, mais leur portée est elle aussi une source de questionnements. « Est-ce que ça va jusqu’à demander aux auteurs [d’utiliser les doublets abrégés] ou est-ce que ça se limiterait au mot de la rédaction ? [NDLR : Texte introductif signé par l’équipe de rédaction de la revue] », s’in­terroge la professeure.

L’enjeu est de taille, selon Mme Gagnon, car l’écriture inclusive est porteuse d’une idéolo­gie. « Pour les auteurs, c’est extrêmement déli­cat, insiste-t-elle. Est-ce qu’une grande revue comme Meta permettrait à des auteurs d’uti­liser la rédaction inclusive ? Bien sûr que oui. Est-ce qu’on va l’imposer ? On n’est pas rendu là. La question des droits d’auteur et celle de la liberté académique sont très importantes. »

Pourtant, les revues scientifiques imposent sou­vent des normes d’écriture à leurs auteur·rice·s, selon Alexandra Dupuy. « Généralement, c’est le masculin pluriel qui va être favorisé », soutient-elle. Imposer des normes rédaction­nelles n’est donc pas nouveau. « Mais l’écriture inclusive représente un changement de ce à quoi les personnes sont habituées », complète la doctorante.

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