« Une chose qui est frappante dans l’Histoire, c’est que chaque nouveau média amène des peurs », affirme Claude Martin, professeur au Département de communication de l’Université de Montréal et spécialiste de l’histoire des médias. Selon lui, l’écriture, l’imprimerie et la télévision ont toutes, à leurs débuts, généré leurs lots de craintes et d’espoirs. Normal, donc, qu’Internet n’y échappe pas.
LaToile est encore jeune et son impact sur les cerveaux n’est pas encore bien compris. La polémique autour des dangers et des bienfaits cognitifs associés à Internet fait actuellement couler beaucoup d’encre. Alors que certaines recherches récentes tendent à montrer que les réseaux sociaux et les fonctions multiples d’Internet nuisent à la concentration, la dernière d’entre elles, publiée en octobre par la University College of London, révèle qu’il y aurait une corrélation positive entre le nombre d’amis Facebook d’un individu et la taille de son cerveau. L’utilisation des réseaux sociaux contribuerait au développement cognitif par la hausse des capacités de socialisation.
C’est en juillet dernier qu’une étude de l’Université Columbia dirigée par Betsy Sparrow a ranimé le débat en affirmant que le moteur de recherche Google nuisait à la mémoire. Comme l’internaute sait qu’il peut maintenant retrouver l’information qu’il a consultée, il réduirait son effort de mémorisation et affaiblirait ainsi sa mémoire.
Auparavant, une étude réalisée en octobre 2008 par Gary Small, un psychiatre à l’UCLA, avait montré au contraire que Google stimulerait l’activité cérébrale. Pendant l’utilisation du moteur de recherche, les personnes âgées testées auraient une activité cérébrale plus élevée que pendant la lecture. Cette étude répondait à « Is Google making us stupid ? », un article du journaliste scientifique Nicholas Carr paru dans le numéro de juillet/août 2008 de la revue Atlantic.
Nouveaux médias, anciennes craintes
Ce genre de débat n’est pas nouveau. « Au moment de l’invention de l’écriture [il y a environ 5 300 ans], les gens croyaient [comme pour Internet aujourd’hui] qu’ils allaient perdre leur capacité de mémorisation.Quand l’imprimerie s’est développée, on a créé une littérature populaire contre laquelle certaines personnes se sont indignées », explique Claude Martin. Bien avant la censure sur Internet par le régime chinois ou la fermeture des serveurs pendant le Printemps arabe, les élites politiques ont aussi grandement craint les effets de la démocratisation de l’écriture et de l’imprimerie. « L’écriture a longtemps été réservée à une caste de scribes, ce qui indique son danger pour le pouvoir. L’imprimerie a été vue par l’Église catholique comme une menace au point qu’elle a mis des livres à l’index, et interdit les traductions de la Bible en langues vernaculaires », ajoute Monsieur Martin.
Mais de tous les médias, c’est la télévision qui a le plus fait parler d’elle. L’arrivée dans les foyers de la «lucarne magique» au milieu du vingtième siècle a suscité des controverses qui ne sont toujours pas closes. Le média qui a dominé la deuxième moitié du vingtième siècle en envahissant les salons a fait craindre une trop grande commercialisation de la culture.
« De 1952 à 1960, la télévision au Canada était publique et de haute qualité. L’arrivée de réseaux privés, dans les années 1960, a créé une peur de l’influence de la télévision. On craignait que la télévision privée diffuse une culture qui allait rendre les gens bêtes », explique M. Martin.
Constatant que cette prophétie s’est largement réalisée, M. Martin ajoute : « Il faut se battre pour les médias intelligents comme Radio- Canada, qui est financée par les taxes (et non par des intérêts privés) », tout en mentionnant aussi le cas du réseau public américain PBS dont l’existence doit constamment être défendue.
Dans le cas d’Internet, la question des avantages et des inconvénients sur les fonctions cognitives est loin d’être tranchée. Pourtant, « la panique aux nouveaux médias va continuer », affirme Claude Martin, puisqu’elle ne relève pas de la rationalité. Elle va certainement s’atténuer avec le temps, personne, par exemple, n’accusant plus l’écriture de nuire à la mémoire.
Selon lui, c’est la mission « utile » d’Internet qui pourra renverser les préjugés. Il est donc capital qu’Internet demeure principalement un outil d’information et non de divertissement, conclut M. Martin.