L’usage « crée » la langue

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Par Esther Thommeret
vendredi 11 décembre 2020
L’usage « crée » la langue
Selon l’Office, avant d’intégrer un nouveau mot, les conseillers linguistiques et les terminologues parcourent les ouvrages spécialisés et toutes les sources à leur disposition pour repérer d’éventuels équivalents déjà en usage. Crédit : Joshua Hoehne via Unsplash.
Selon l’Office, avant d’intégrer un nouveau mot, les conseillers linguistiques et les terminologues parcourent les ouvrages spécialisés et toutes les sources à leur disposition pour repérer d’éventuels équivalents déjà en usage. Crédit : Joshua Hoehne via Unsplash.
« Nous parlons une langue qu’on appelle la langue de “Molière”, mais ce n’est plus la langue de Molière. La langue est vivante, elle se transforme, elle évolue. »
Francis Gingras, professeur au Département des littératures de langue française de l’UdeM

Les auteurs et compositeurs peuvent aussi, par leur héritage linguistique et culturel, être des acteurs de l’évolution d’une langue. Certains, comme Aya Nakamura, s’illustrent dans cet exercice en introduisant de nouveaux mots ou de nouvelles expressions au langage courant.

« C’est l’usage qui mène des mots à s’imposer dans la langue, à prendre un nouveau sens, ou parfois à disparaître parce qu’ils sortent de l’usage », affirme le professeur au Département des littératures de langue française de l’UdeM Francis Gingras.

D’après lui, l’usage transforme et enrichit la langue. « Cet usage-là est attesté par des dictionnaires, mais ce ne sont pas des personnes qui décident quel mot peut ou ne peut pas être utilisé, précise-t-il. Ce sont les locuteurs eux-mêmes qui les utilisent ou non. »

Comment un nouveau terme est-il intégré à la langue ?

Selon M. Gingras, afin de reconnaître un terme comme faisant partie de la langue, les lexicologues analysent son usage à partir des journaux, des émissions télévisées, ou encore de ce qu’ils entendent dans le langage courant. « Quand on constate un usage qui se répand et qui est utilisé avec une plus grande fréquence, on va lui consacrer une entrée dans le dictionnaire, parce qu’on considère qu’il fait partie de l’usage », explique-il.

L’Office québécois de la langue française (OQLF) contribue à l’enrichissement du français, notamment en créant de nouveaux mots et en faisant la promotion de ceux créés par d’autres, qu’il juge aptes à combler un besoin de communication. « La création d’un nouveau mot peut alors être justifiée pour rendre compte de nouvelles réalités qui n’ont pas encore été nommées, notamment dans des secteurs en émergence, ou encore pour contrer l’emploi d’un emprunt dans une autre langue ou d’un terme inadéquat, par exemple », affirme la porte-parole de l’OQLF, Chantal Bouchard.

Selon l’Office, avant d’intégrer un nouveau mot, les conseillers linguistiques et les terminologues parcourent les ouvrages spécialisés et toutes les sources à leur disposition pour repérer d’éventuels équivalents déjà en usage. Ces dernières années, l’OQLF a notamment créé les mots « divulgâcheur », « hameçonnage », « mot-clic », « pourriel »ou « baladodiffusion », et contribué à en faire connaître d’autres tels que « courriel »et« égoportrait ».

Influence des artistes

« Les auteurs jouent avec les mots, et parfois, ils vont amener des termes, utiliser des expressions qui sont de leur cru, qui sont des inventions, explique M. Gingras. Ils peuvent choisir volontairement d’utiliser des mots rares, des expressions peu courantes et les populariser. »

Le professeur cite l’exemple de l’autrice-compositrice-interprète franco-malienne Aya Nakamura, qu’il qualifie de « créatrice ». Cette dernière fait parler d’elle, notamment en France, pour l’utilisation de termes « inventés » dans ses chansons, qui seraient largement adoptés par les jeunes. Entre autres, le mot « djadja », qui signifie, selon elle, un « menteur », ou l’expression « tu dead ça », qui signifie « faire très bien quelque chose ». « Dans son cas, elle a inventé certains mots, il faudra voir si leur usage se répand, s’il y a d’autres chanteurs ou d’autres usagers qui se mettront à les utiliser dans le langage courant, explique-t-il. Si c’est le cas, les dictionnaires pourraient rendre compte de ce nouvel usage. »

Le mouvement des chansonniers au Québec dans les années 1970 aurait, selon M. Gingras, également contribué à amener dans le vocabulaire un certain nombre de termes associés au français « ancien ».« Ils ont amené des termes dans les médias et sur la place publique, ils ont donné une certaine légitimité à des usages qui étaient considérés comme du français archaïsant ou populaire », précise-t-il.

Un héritage linguistique et culturel

D’après M. Gingras, la création de nouveaux mots vient en général de notre bagage et de notre héritage linguistique.« Par exemple, les personnes qui parlent plusieurs langues peuvent introduire dans une des langues un mot qui appartient à un autre univers linguistique, affirme-t-il. C’est ainsi que, par exemple, le français a énormément enrichi l’anglais au Moyen-Âge, ou que l’italien a enrichi le français à la Renaissance. »

Pour le professeur, dans le cas de la chanteuse Aya Nakamura, ses propres origines l’amènent à introduire des mots qui appartiennent à son bagage linguistique et culturel.

Une évolution « essentielle » de la langue ?

D’après M. Gingras, le « bon » usage de la langue, tel que défini au XVIIesiècle comme celui de la Cour, est très différent aujourd’hui. « Il n’y avait qu’une petite partie de la population, pour des raisons politiques et économiques, qui devait dicter la façon de parler, cette vision de l’usage est très restrictive, explique-t-il. On ne peut plus dire que ce sont seulement les grands auteurs, les journalistes ou encore les universitaires qui vont fixer l’usage. Il faut que ça soit l’ensemble des locuteurs, et les auteurs compositeurs jouent un rôle important dans ce renouvellement et dans cette valorisation de la langue. »

Le professeur estime que certains refusent de voir évoluer la langue et se positionnent contre l’apparition de certains termes pour des questions de pouvoir et de privilèges sociaux et politiques. « On n’oblige personne à utiliser le vocabulaire de cette chanteuse [Aya Nakamura], mais il faut reconnaître que cet usage-là enrichit la langue française, affirme-t-il. Si on s’élève contre cet usage, on s’élève contre la prise de parole d’une partie de la population, d’une partie des francophones, d’un groupe qui est très souvent marginalisé, comme le langage des banlieues, par exemple. »

D’après M. Gintras, faire évoluer la langue est essentiel. « Nous parlons une langue qu’on appelle la langue de “Molière”, mais ce n’est plus la langue de Molière, conclut-il. La langue est vivante, elle se transforme, elle évolue. »

ENCADRÉ– Nouveaux termes récents créés par l’OQLF visant à nommer de nouvelles réalités :

  • hypertrucage: procédé de manipulation audiovisuelle qui recourt à des algorithmes de l’apprentissage profond pour créer des trucages ultraréalistes;
  • aéroculpabilité: sentiment de culpabilité ou de honte que ressent un voyageur à l’idée d’utiliser le transport aérien, qu’il juge trop polluant, et qui le pousse à se tourner vers d’autres moyens de transport?afin de réduire son empreinte carbone;
  • concepteur rythmique: personne qui crée la partie rythmique et l’accompagnement de pièces musicales, auxquels s’ajoutent par la suite le chant et, généralement, une instrumentation complémentaire;
  • mailleur : professionnel des jeux vidéo chargé de lier ensemble différents éléments graphiques;
  • physioconnecté : se dit d’un commerce qui tire profit, de manière complémentaire, des stratégies de vente physiques ainsi que des stratégies de vente numériques afin d’améliorer l’expérience des clients dans les points de vente