Si les airs de La Traviata de Giuseppe Verdi ou ceux de La Walkyrie (Die Walküre) de Richard Wagner sont encore de nos jours si familiers aux oreilles de la population, c’est qu’une sensation particulière a su traverser les époques : la sensation d’art total, une expérience complète et immersive où tous les arts se réunissent pour faire résonner une gamme d’émotions visuelles, auditives, physiques et psychologiques. Même si l’opéra ne jouit plus de la popularité qu’il a connue au XIXe siècle, il prétend encore être l’art ultime, celui qui incarne et fait vivre, au plus profond de soi, la fièvre des sentiments humains.
Répondre à la question « Qu’est-ce que l’opéra contemporain ? » est ce qu’entreprend Mme Sokolovic. Titulaire de la toute première chaire consacrée à la recherche et à la création en opéra, elle réunit autour d’elle, à l’occasion d’un séminaire, des étudiantes et étudiants issus de différents programmes et répartis en quatre groupes, afin de réaliser de courts opéras multimédias, au goût du jour. « Ma mission, avec cette chaire, est de voir ce qu’est l’opéra d’aujourd’hui dans le sens d’oeuvre d’art total », résume-t-elle. La Chaire fera donc le pont entre la recherche, le milieu artistique professionnel et le public.
Un séminaire éclectique
Projet de partenariat avec l’Opéra de Montréal |
Axe création : Quatre groupes multidisciplinaires d’étudiants et d’étudiantes créeront quatre opéras de 20 minutes, en utilisant la réalité augmentée. Axe recherche : Redéfinir l’opéra pour le XXIe siècle en le dissociant de la scène traditionnelle. |
Au cours de la session d’hiver, à l’occasion d’un séminaire de création, des étudiantes et étudiants de l’UdeM composeront la musique, alors que leurs émules de l’École nationale de théâtre du Canada écriront l’histoire et les chants, également appelés le livret. La chorégraphie sera quant à elle assurée par les danseurs et danseuses de l’École de danse contemporaine de Montréal, et des interprètes en chant et en musique de l’UdeM incarneront le tout. Les décors seront pour leur part réalisés par des étudiantes et étudiants de l’École de design de l’UdeM. Enfin, les aspirants cinéastes du Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’UdeM dirigeront la captation vidéo. De cette nébuleuse constituée de trois facultés de l’UdeM et de deux écoles professionnelles naîtra une œuvre (opera en italien) résolument moderne.
Ces étudiantes et étudiants ne sont toutefois pas livrés à eux-mêmes. Une équipe constituée de membres du corps professoral, dont fait partie Mme Sokolovic, assurera la supervision des créateurs et créatrices selon leur discipline. Ce projet se fera en partenariat avec l’Opéra de Montréal qui présentera les créations des étudiants et étudiantes.
Prouesses techniques et défis créatifs
« Il y a un aspect visuel qui est tout à fait nouveau, car la scénographie sera virtuelle », souligne la professeure. En effet, les interprètes seront filmés seuls sur scène et les prouesses techniques de la réalité augmentée permettront de reconstruire les décors autour d’eux. Au-delà du défi technique évident, l’utilisation de la réalité augmentée représente également un défi conceptuel. « Puisque c’est un autre médium, il faut réfléchir au projet autrement, indique la doctorante en cinéma, danse et anthropologie Chélanie Beaudin-Quintin. Tout sera capté en 360°, alors la notion de cadrage n’existe plus. Il faut donc que nous imaginions des techniques pour diriger l’attention du spectateur au bon endroit. »
La rapidité du processus de création s’ajoute aux défis techniques. En seulement quelques mois, un court opéra devra être réalisé de A à Z, ce qui force la mise en chantier simultanée de toutes les étapes de création. « Les cinéastes sont, dès le départ, mis en équipe avec les librettistes [NDLR : Auteurs et autrices du livret d’opéra] et les compositeurs, précise Mme Sokolovic. Ils peuvent donc s’influencer. » Cette approche collaborative suscite également l’intérêt de Chélanie. « Avec les scénographes, on se challenge constamment. On se nourrit mutuellement. »
Selon Mme Sokolovic, cette rencontre singulière entre les étudiantes et étudiants est un élément essentiel du séminaire. « Il n’y a aucun métier qui mène directement à l’opéra, souligne-t-elle. On s’y retrouve toujours un peu par hasard. J’aimerais donc créer un programme où des gens de différents métiers peuvent étudier et se spécialiser en opéra. » Ce séminaire donnera l’occasion à celle qui est également compositrice et a évolué dans le milieu du théâtre de parler de sa riche expérience dans le but d’inciter les personnes participantes à ouvrir leurs horizons.
Un nouveau regard
Si assister à de grands classiques tels que La Flûte enchantée (Die Zauberflöte) ou Les Noces de Figaro (Le nozze di Figaro) de Wolfgang Amadeus Mozart est coutumier, c’est parce que leur notoriété est bien établie, selon Mme Sokolovic. En effet, monter de tels spectacles est particulièrement coûteux, ce qui contraint les productions à proposer une programmation qui plait déjà au public. Cette stratégie laisse moins de visibilité à l’opéra contemporain.
La professeure explique que l’opéra a cessé de se développer au cours du siècle dernier. Or, l’art lyrique a souvent su innover sur le plan technique pour faire vivre des sensations intenses. « À l’époque baroque, les compositeurs et les producteurs mettaient tous les moyens techniques au service de ces émotions fortes, détaille-t-elle. Imaginez, à l’aide d’éclairage au gaz et à la chandelle, ils pouvaient recréer l’illusion d’un lever de soleil ! » Selon elle, désenclaver l’art lyrique de son carcan traditionnel en mettant à profit des technologies comme la réalité augmentée permettrait de retrouver l’innovation qui a tant marqué l’opéra.
N’y a-t-il toutefois pas un risque que cette nouvelle forme d’art, issue de la rencontre entre le virtuel et le charnel, dénature le traditionnel belcanto* ? « C’était la question lorsque le cinéma a été inventé, rappelle Mme Sokolovic. On a beaucoup parlé de la mort du théâtre. Mais non seulement il n’est pas mort, il intègre aujourd’hui de plus en plus de nouvelles technologies. » Cette double influence du théâtre contemporain et de l’opéra traditionnel invite ainsi les compositeurs et compositrices à concevoir à nouveau la notion d’art vivant.
Repenser l’art vivant
« La pandémie nous a fait nous poser plusieurs questions, souligne Mme Sokolovic. Qu’est-ce que l’opéra d’aujourd’hui si on ne peut pas aller le voir en salle ? Peut-on le regarder depuis notre maison, avec notre téléphone cellulaire ou notre tablette ? » Grâce à ces réflexions, c’est la nature même de l’art vivant qu’elle questionne. Sans rassemblement public, sans relation intimiste entre public et artistes, que reste-t-il de la célébration collective d’une œuvre ? « Je crois que la réponse se situe dans la création, estime l’étudiant à la maîtrise en composition musicale Amichai Ben Shalev. Le rôle de la musique, c’est d’apporter cette émotion. »
Même si les temps actuels imposent de nombreux défis, Mme Sokolovic constate que l’art continue de se développer et que des formes hybrides émergent. Ce qui résultera de ce projet multimédia et multidisciplinaire s’appellera-t-il toujours « opéra » ? « Oui, répond-elle sans détour. Mais ce ne sera pas l’opéra d’il y a 400 ans. Ça restera le même type d’expérience, mais avec des moyens [techniques] appropriés à notre temps. » En somme, ce que désiraient Mozart, Verdi et Wagner, est aussi ce que désire leur épigone : « Faire vivre au public des émotions fortes ».
*Technique de chant lyrique.
Dans une précédente version, les informations de l’encadré laissaient croire que la Chaire de recherche du Canada en création d’opéra se réduisait au projet en partenariat avec l’Opéra de Montréal. Des corrections à l’encadré et des ajouts au texte ont été apportés pour éviter tout forme de confusion. |