L’influence de Facebook sur la jeunesse : trois questions à Pierre Trudel

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Par Paul Fontaine
jeudi 21 octobre 2021
L’influence de Facebook sur la jeunesse : trois questions à Pierre Trudel
Frances Haugen révèle que le réseau social Facebook est conscient de l'influence négative que sa plateforme a sur les jeunes femmes. Crédit photo : Gilles Lambert sur unsplash.com. Libre d'utilisation.
Frances Haugen révèle que le réseau social Facebook est conscient de l'influence négative que sa plateforme a sur les jeunes femmes. Crédit photo : Gilles Lambert sur unsplash.com. Libre d'utilisation.

La lanceuse d’alerte et ancienne employée de Facebook Frances Haugen a fait la manchette ces dernières semaines. Elle accuse notamment le réseau social de prioriser les profits à la sécurité des utilisateurs et utilisatrices de la plateforme. Pour y voir plus clair et pour comprendre ce que ces révélations signifient pour les jeunes de 18 à 30 ans, Quartier Libre s’est entretenu avec Pierre Trudel, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’UdeM.

Quartier Libre (Q.L.) : Qu’est-ce que les récentes révélations de Frances Haugen nous apprennent sur les effets négatifs qu’ont Facebook et Instagram chez les jeunes, particulièrement chez les jeunes femmes ?

Pierre Trudel (P.T.) : Lors de son départ de Facebook en mai dernier, Frances Haugen a pris avec elle des rapports des recherches internes menées par l’entreprise sur les effets de la fréquentation des réseaux sociaux chez les adolescents. Ces études auraient notamment montré que 32 % des adolescentes estimaient que l’utilisation d’Instagram leur avait donné une image plus négative de leur corps lorsqu’elles n’en étaient déjà pas satisfaites.

Lors d’une réunion interne tenue en 2019, une diapositive présentée aux cadres de l’entreprise affichait : « nous empirons le rapport à son corps d’une adolescente sur trois », alors qu’une autre précisait que « les adolescents accusent Instagram d’augmenter les niveaux d’anxiété et de dépression ». Mme Haugen a révélé que bien qu’elle soit consciente du problème, Facebook a minimisé son influence sur la psychologie de dizaines de millions de jeunes qui se connectent chaque jour à ses plateformes.

Ces informations s’ajoutent à d’autres révélations qui ont circulé dans le public au cours des dernières années. Ces dernières tendent à indiquer que Facebook (et ses filiales Instagram et WhatsApp) semble plus soucieux de maximiser ses revenus tirés de la valorisation des données massives que de mettre en place des mesures afin de prévenir la détresse que peuvent ressentir les usagers du réseau social.

Q.L. : Quels outils législatifs les États pourraient-ils mettre en place pour réduire l’influence négative des réseaux sociaux, en particulier en ce qui a trait à la santé psychologique des jeunes utilisateurs et des jeunes utilisatrices ?

P.T. : Les plateformes comme Facebook ne sont pas des environnements neutres. Elles structurent le contenu en fonction de leurs intérêts commerciaux. Les États ont pour rôle de prendre leurs responsabilités et de leur imposer des règles afin d’atténuer les préjudices que les plateformes de réseaux sociaux amplifient ou propagent.

L’économiste Joëlle Toledano a signalé qu’on ne peut pas se contenter de fixer des règles de modération sans se préoccuper en amont de ce qui les rend nécessaires, à savoir les algorithmes programmés pour mettre en avant les contenus. Même si on parvient à obtenir que les réseaux sociaux effectuent un certain nombre de vérifications a posteriori, on ne peut encadrer la modération des réseaux sociaux sans s’attaquer à leur modèle économique. Il ne s’agit donc pas de créer un «?bureau de censure?» ou encore moins une version 2.0 du tribunal d’inquisition. Il faut plutôt viser les pratiques qui rendent rentable la dissémination de messages délictueux.

Ce sont donc des mécanismes étatiques proactifs de régulation qu’il importe de mettre en place. Ces derniers pourraient être, à titre d’exemple, un organisme public doté de capacités autonomes de recherche ainsi que de l’expertise nécessaire afin d’identifier les pratiques abusives et d’assurer l’imputabilité des plateformes Internet.

En raison du caractère planétaire de plusieurs plateformes, de telles instances de régulation étatiques devront fonctionner en réseaux collaboratifs. Il est irréaliste de s’attendre à ce que chacun des États applique en silo des régulations qui visent des entités qui opèrent par-delà les frontières. Ils doivent fonctionner en réseau pour réguler efficacement les activités planétaires du monde numérique. Passer de l’État en silo à l’État en réseau est urgent.

Q.L. : Les jeunes de 15 à 30 ans sont particulièrement touchés par le cyberharcèlement. Le gouvernement du Canada prévoit-il de mettre en place (ou a-t-il mis en place) des mesures législatives pour inciter les plateformes numériques à lutter contre celui-ci??

P.T. : Un projet a été rendu public fin juillet par trois ministres fédéraux. Il visait à faire en sorte que cinq catégories de propos déjà explicitement interdits par les lois puissent être rapidement purgées des espaces en ligne. Il est ici question de contenu terroriste, de contenu qui incite à la violence, de discours haineux (au sens de la loi, pas n’importe quel propos que certains décident d’étiqueter comme tel), de partage non consensuel d’images intimes et de contenu d’exploitation sexuelle des enfants.

Les trois ministres fédéraux ont proposé de modifier les lois afin qu’elles s’appliquent aux franges les plus dommageables des abus de la liberté d’expression sur les environnements en ligne comme les réseaux sociaux. Les contenus visés sont si étrangers aux valeurs de dignité qu’ils sont prohibés par des lois depuis plusieurs années. Les limites aux libertés expressives concernées ici ont été jugées raisonnables par les tribunaux.

Il n’est donc pas question de se mettre à censurer des propos qui ne sont pas déjà clairement interdits par les lois. L’enjeu est de déterminer comment garantir que les contenus illégaux hors-ligne soient effectivement supprimés lorsqu’ils se retrouvent sur Internet.

Il reste à savoir si le gouvernement récemment réélu va aller de l’avant avec ce projet, car on aurait tort de s’en tenir à blâmer des entreprises commerciales comme Facebook. […] Les dérives que certains reprochent aux réseaux sociaux sont largement attribuables au retard que les gouvernements ont accumulé pour mettre à niveau leurs lois. Il est à espérer que le gouvernement, désormais réélu, ira de l’avant avec de tels projets.