Liberté, inclusion et réaction : le plan du recteur

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Par Francis Hébert-Bernier
samedi 4 décembre 2021
Liberté, inclusion et réaction : le plan du recteur
Daniel Jutras, recteur de l'Université de Montréal. Crédit photo : Ludovic Théberge
Daniel Jutras, recteur de l'Université de Montréal. Crédit photo : Ludovic Théberge
Arrivé en poste en pleine pandémie, le recteur de l’Université de Montréal, Daniel Jutras, a connu des débuts hors du commun. Quartier Libre s’est entretenu avec lui pour parler des enjeux ayant marqué les 18 premiers mois de son mandat et de sa vision pour le futur de l’Université.
« Nous devons accueillir tout le monde et avoir parmi nous des gens de toutes les communautés qui reflètent la diversité. »
Daniel Jutras, recteur de l'Université de Montréal

Quartier Libre (Q. L.): L’automne 2021 est la première session de votre mandat durant laquelle la communauté étudiante est présente sur le campus. Qu’est-ce que son retour a changé à votre travail ?

Daniel Jutras (D. J.) : Pour moi, ce que ça change concrètement, c’est vraiment une question d’atmosphère et un rappel constant de la raison pour laquelle nous sommes là. Peut-être que ça peut paraître un peu cliché de dire ça, mais c’est vrai. Quand le campus est vide, nous devons nous rappeler tout le temps que nous sommes un établissement d’enseignement. Voir les étudiants et les étudiantes nous ramène au cœur de la mission.

Vraiment, ça me fait chaud au cœur de voir les gens aussi animés. Peut-être que certains étaient anxieux ou inquiets de revenir sur le campus, et je ne veux pas diminuer la portée de cela, mais j’ai l’impression que la majorité de la population étudiante était très contente de revenir. Je l’ai dit dans beaucoup de contextes : pour moi, c’est vraiment sur le campus que la vie universitaire existe. J’ai dit dès mon arrivée que je ne croyais pas à l’hypothèse d’une dématérialisation de l’Université, que nous n’allions pas devenir une Université à distance et que nous n’allions pas perdre nos repères.

Q. L. : Toutefois, dans votre déclaration annuelle de 2021, vous avez annoncé qu’un plan de télétravail pour le personnel de l’UdeM est en développement. Est-ce que les étudiants et étudiantes peuvent s’attendre à des changements en raison de ce plan ? Par exemple, est-ce que certains services pourraient être donnés en ligne ?

D. J. : C’est possible, nous évaluons comment ce système peut fonctionner, mais toujours dans la perspective de maintenir la mission de l’Université. La présence sur le campus de personnes qui vont livrer des services est très importante. Cela dit, des services de consultation et de soutien aux études sont maintenant offerts à distance, et c’est une bonne chose. Nous voyons quelle est la portée du télétravail qui peut être accomplie intelligemment et qui ne va pas nuire à nos opérations et à la qualité des services.

Nous ne devons pas non plus perdre ce que nous avons appris durant la pandémie, notamment la façon dont l’enseignement à distance peut être utilisé. Nous voyons par exemple des cours qui émergent en format hybride. Nous constatons qu’améliorer la qualité de l’expérience pour les étudiants et étudiantes ainsi que celle de l’enseignement est possible, en s’appuyant sur la formation à distance dans une perspective de plus-value. Ce qui est important, c’est de voir ce que ça ajoute à la formation, comme de permettre un meilleur usage du temps passé en classe. Cette logique, je dirais qu’elle peut être utilisée par rapport à toutes les activités de l’Université, y compris la prestation de services.

Q. L. : L’importance de pouvoir s’exprimer librement en contexte universitaire occupait une place prépondérante dans votre déclaration annuelle du 1er novembre dernier, pourquoi était-ce nécessaire pour vous ?

D. J. : Je vais vous le dire simplement : j’ai commencé ma carrière de professeur en 1985. Je suis un universitaire depuis bientôt 40 ans. Ce sont mes valeurs ! J’ai beau être devenu un administrateur, à l’échelle universitaire, j’ai d’abord été un professeur et un chercheur, ce sont donc des valeurs absolument fondamentales pour moi.

Je pense qu’une échelle sociopolitique plus large, les universités ont la responsabilité de porter ce discours-là. Je lisais ce qu’il se passe aux États-Unis, qui sont dans une situation différente de la nôtre en matière de liberté universitaire. Je crois qu’il y a beaucoup plus de nuances dans le discours sur cet enjeu au Québec, mais nous y évoquions la responsabilité des universités d’être des espaces de débats sociaux, des lieux de réflexion sur les grands enjeux, qu’elles soient la conscience sociale. C’est le premier enjeu, et celui-ci passe par les plus grandes libertés possibles de conversation, de discussion, de discours critique par rapport à ce qui nous entoure.

La liberté d’expression a occupé une place prépondérante dans la déclaration annuelle du recteur du 1er novembre dernier. Crédit photo : David Fillion

L’autre enjeu est le respect de la dignité des personnes qui font partie de nos communautés. Nous présentons ces éléments comme s’ils étaient incompatibles ou comme s’il n’y avait pas de façon de les harmoniser

Q. L. : Donc vous contestez l’idée qu’il y a une opposition nette entre les deux ?

D. J. : Oui ! Je pense que ces deux valeurs sont complémentaires. Nous devons les envisager ensemble, dans la mesure où nous voulons qu’il y ait un vrai discours critique. Nous devons pouvoir entendre toutes les voix. Comme nous voulons que l’Université soit le lieu d’épanouissement de citoyens et de citoyennes capables de participer au débat démocratique, ces derniers doivent venir ici. Nous devons accueillir tout le monde et avoir parmi nous des gens de toutes les communautés qui reflètent la diversité. Nous devons créer des espaces qui seront porteurs pour des conversations sur les grands enjeux de société, mais avec les prémisses que tout ce qui peut être discuté dans une perspective universitaire peut l’être à l’université.

Q. L. : Concrètement, à quoi ressemblerait cette main tendue aux communautés culturelles de la métropole ?

D. J. : Nous envisageons d’autres critères d’admission que l’examen de la cote R [NDLR : soit la moyenne pondérée des résultats scolaires des cégépiens]. Je pense que nous pouvons considérer une conception de l’admission qui soit inclusive et qui tienne compte de plusieurs facteurs. Ici, je ne parle pas juste de diversité ethnique, mais aussi de diversité socioculturelle et économique. Nous constatons que les personnes qui viennent d’environnements socioéconomiques moins favorisés sont moins représentées à l’Université, malgré les conditions d’accès favorables à l’enseignement universitaire que l’on connaît au Québec.

Si je donne un exemple très concret, l’Université de Montréal a, depuis des années, un projet de coopération et d’interaction avec les milieux scolaires. C’est le projet Sensibilisation aux Études, à l’Université et à la Recherche (SEUR), récemment renommé Cap campus, qui comprend 15 écoles secondaires dans lesquelles étudient des enfants qui viennent de milieux moins favorisés. Nous partageons avec eux des expériences universitaires et nous les amenons sur le campus pour leur donner la capacité de s’imaginer sur les lieux.

Un autre volet est la volonté d’avoir parmi nous, au sein du personnel de l’Université, des personnes qui peuvent être des modèles pour des étudiants et des étudiantes venant de communautés qui sont moins présentes sur le campus. Ces efforts de recrutement font partie du plan Équité, diversité, inclusion (EDI). Lorsque les étudiants et les étudiantes voient ces modèles sur le campus, ils s’imaginent plus facilement participer à la vie universitaire et venir chez nous.

Q. L. : Vous avez annoncé que vous souhaitiez faire de l’UdeM l’université francophone la plus influente au monde d’ici 10 ans. Qu’est-ce que vous cherchez à améliorer pour y parvenir ?

D. J. : Nous n’allons pas nous faire du sang de cochon sur le classement de l’Université de Montréal à gauche et à droite. Je crois aux classements dans une certaine mesure, mais ces efforts ont leurs faiblesses, qui ont été beaucoup documentées.

Le recteur veut faire de l’UdeM l’université francophone la plus influente du monde d’ici 10 ans. Crédit photo : David Fillion

En plus des évaluations plus classiques de la mesure d’influence, je pense que d’autres sont encore plus importantes, comme la capacité des acteurs et actrices de l’Université de Montréal, à savoir les professeurs, les chargés de cours, mais aussi les étudiants et les étudiantes, d’exercer une influence sur leur environnement et sur les politiques publiques. Pour moi, c’est ça la manifestation de l’influence de l’Université de Montréal.

Je voudrais également que l’Université de Montréal soit une université de référence en matière de développement durable. Je sais que ce sujet préoccupe beaucoup la communauté étudiante et nous avons du chemin à faire sur ce terrain-là. J’aimerais que nous évoluions et que nous prenions des mesures qui puissent être vues ailleurs comme des modèles.

Un autre exemple d’influence que nous souhaiterions mesurer, c’est notre capacité à faire évoluer notre réflexion sur les grands enjeux relatifs à la vie universitaire. Je pense, par exemple, à la science ouverte.

Q. L. : Quel genre d’initiatives proposez-vous en matière de science ouverte ?

D. J. : Faciliter l’accès aux bases de données utilisées dans la recherche peut être un exemple, mais c’est aussi la manière dont nous gérons nos rapports avec les éditeurs ou les grandes maisons de publications de revues. Il s’agit de faire preuve d’ouverture quand nous discutons avec eux de l’accès aux résultats de recherches par nos chercheurs et de la disponibilité de ces recherches.

Quand nous disons « l’université de langue française la plus influente au monde », je pense que les indicateurs de succès peuvent être très variés. Un autre endroit où nous voulons être l’université de référence, c’est dans la création de programmes un peu plus créatifs pour les étudiants et les étudiantes que ceux que nous voyons jusqu’à maintenant. Par exemple, des programmes interdisciplinaires, parce qu’il y a une forte demande en ce moment pour ce type de programmes, et nous avons encore du chemin à faire pour décloisonner les différentes disciplines.

Q. L. : Sur le thème du décloisonnement, dans votre déclaration annuelle du 1er novembre 2021, vous parliez de briser les silos pour que toute la communauté étudiante puisse être en contact avec la pensée critique et la méthode scientifique. N’est-ce pas déjà le cas pour l’immense majorité des programmes ? Qu’est-ce que vous vouliez dire par là ?

D. J. : Ce n’est pas toujours le cas. C’est vrai qu’il y a beaucoup de programmes dans lesquels les étudiants vont aller chercher ces connaissances. Je ne veux pas cibler un parcours plus qu’un autre, mais je constate que nous avons tendance à faire nos apprentissages à l’université en silo. Nous mettons généralement l’accent principalement sur les paramètres de la discussion, scientifiques ou universitaires, qui sont propres à notre discipline.

Vous êtes étudiant ou étudiante en chimie, nous vous avons expliqué les paramètres de la méthode scientifique sérieuse. Si vous êtes étudiant ou étudiante en histoire ou en droit, peut-être pas. Inversement, est-ce que les étudiants ou étudiantes qui sont dans des parcours plus scientifiques sont exposés aux grands courants philosophiques tels que nous les connaissons, aux réflexions critiques, aux paramètres de la rhétorique et ainsi de suite ? Je ne sais pas si c’est le cas. Cette fusion-là me paraît importante.

Q. L. : Est-ce que vous vous identifiez principalement comme professeur, chercheur ou recteur ?

D. J. : J’avoue que ça change pas mal depuis un an. Je m’identifie d’abord comme professeur, mais je n’enseigne plus, car je n’ai pas le temps. Ensuite comme chercheur, mais je n’ai pas vraiment d’activités de recherche en ce moment. Maintenant que je suis en fin de carrière, c’est vraiment le volet administration qui est le plus important, mais les valeurs qui m’animent sont quand même celles que j’ai portées pendant 35 ans en classe et comme chercheur.