« Nous étions très, très contentes, c’est le moins qu’on puisse dire ! », s’exclame Kwetiio, une membre des Kanien’kehá:ka Kahnistensera. L’injonction rendue par la Cour supérieure du Québec en octobre dernier parachève un combat juridique que les Mères mohawks mènent depuis un an.
La décision du juge Gregory Moore est tombée à la dernière minute, souligne Kwetiio. En effet, trois jours plus tôt, l’Université McGill et la Société québécoise des infrastructures (SQI), l’actuelle propriétaire du Royal Victoria, entamaient des travaux d’excavation sur les lieux. Le tout s’inscrit dans le cadre du projet Nouveau Vic, qui prévoit la transformation de l’ancien hôpital en centre de recherche en développement durable.
« Nous avons l’impression d’accomplir quelque chose de tellement important pour notre communauté ! », se réjouit Kwetiio. Pour cause, les témoignages d’ancien·ne·s patient·e·s, de même que des documents d’archives, démontrent que des traitements expérimentaux, qualifiés de criminels, auraient eu lieu à l’institut Allan Memorial.
Le passage avéré d’Autochtones par les portes de ces centres de santé soulève des questions sur la maltraitance qu’ils et elles ont pu subir et sur la possibilité que des sépultures clandestines aient été creusées à proximité. « Pour trouver et dire la vérité, nous devons creuser profondément », ajoute Karennatha, également membre des Kanien’kehá:kaKahnistensera.
De plus, ce secteur au flanc sud du mont Royal n’est qu’à quelques centaines de mètres du site Dawson. En effet, cet ancien village iroquoien datant du XVe siècle repose aujourd’hui entre la rue Sherbrooke et le boulevard De Maisonneuve. Les Kanien’kehá:ka Kahnistensera craignent que les travaux d’excavation mettent en péril des vestiges précoloniaux et demandent que des recherches archéologiques soient menées sur le site.
L’Université McGill et la SQI ont plutôt fait valoir lors des audiences que rien ne laisse croire que des sépultures anonymes se trouvent sur le site du Royal Victoria et de l’Allan Memorial. Elles soutiennent également que les travaux d’excavation visés par l’injonction ne s’effectuaient pas dans des zones d’intérêt archéologique préalablement identifiées par une étude de la firme Arkéos, mandatée par la SQI.
Le juge Moore a rejeté ces arguments, critiquant plutôt l’urgence dans laquelle les travaux d’excavation ont débuté. Dans son jugement, il insiste sur le caractère irréparable des potentiels dommages qui résulteraient de la destruction de tombes non marquées ou de vestiges pré-coloniaux.
La suspension des travaux de réaménagement, ordonnée par le juge, est en vigueur jusqu’à ce que « les parties aient terminé, dans un esprit de réconciliation, les discussions concernant les recherches archéologiques qui doivent être menées ». Une première rencontre a d’ailleurs été tenue entre l’Université McGill etla SQI, ainsi qu’avec les Kanien’kehá:ka Kahnistensera. Ces dernières ont déclaré entretenir un dialogue ouvert, mais précisent qu’un travail intensif les attend.
« Nous entamons ces discussions avec humilité et en toute bonne foi », assure l’Université McGill. Elle a toutefois refusé de commenter les allégations soulevées par les Kanien’kehá:ka Kahnistensera, mais assure prendre au sérieux les préoccupations autochtones. Pour sa part, la SQI confirme prendrepart aux discussions. « Puisque le site de l’ancien hôpital Royal Victoria est situé dans le site patrimonial déclaré du mont Royal, toute recherche archéologique sur celui-ci se fera dans le respect des processus imposés par la loi », affirme le porte-parole de la société, Francis Martel.
Kaianerehkó:wa
Lorsqu’elles ont défendu leur cause en cour, les Kanien’kehá:ka Kahnistensera ont tenu à se représenter elles-mêmes, sans recourir à un avocat. Ce geste s’inscrit en droite ligne avec la constitution traditionnelle de la nation iroquoise, Kaianerehkó:wa (grande loi de paix), laquelle prévoit, entre autres, que nul n’est mieux placé que lui-même pour parler en son propre nom.
« L’aspect le plus important dans ce combat, selon moi, est que nous avons réussi à nous placer dans une position où nous pou- vions nous représenter nous-mêmes, souligne Kwetiio. C’est majeur dans notre cas, parce que ça respecte nos traditions et qui nous sommes. »
S’en remettre au code de conduite de la Kaianerehkó:wa est aussi un geste politique, soutient-elle. Pour elle et son groupe, c’est une façon de s’opposer aux lois canadiennes qui ont permis le génocide culturel des Autochtones.
« Nous avons épuisé toutes les autres mesures avant de nous tourner vers les tribunaux, précise Kwetiio. C’était la seule façon de nous faire entendre dans un forum qui permet à toutes les parties et au public de comprendre que nous menons ce combat pour le meilleur de notre communauté, de nos ancêtres et des générations futures. »
Selon les Kanien’kehá:ka Kahnistensera, cette victoire devant les tribunaux serait la première au Canada qui donnerait gain de cause à un groupe autochtone pour une demande d’injonction, et ce, sans avoir recours à des avocat·e·s.
Consultations insuffisantes
Le doctorant en anthropologie à l’Université McGill Philippe Blouin agit comme interprète pour les Kanien’kehá:ka Kahnistensera. Il se désole que les demandes du groupe n’aient pas été prises au sérieux par son alma mater et la SQI. « J’ai assisté au procès et ça se déroulait dans une posture adversariale [NDLR : accusatoire], en voulant miner le discours de l’autre partie, mentionne-t-il. C’était un processus qui était de nouveau traumatisant pour les Mères mohawks. »
Il soulève également des problèmes quant au processus de consultation auprès de la communauté de Kahnawà:ke. Comme le prévoit la législation québécoise, puisque le chantier se situe sur le site patrimonial du mont Royal, seul l’assentiment du conseil de bande de Kahnawà:ke est nécessaire, ce que l’Université McGill et la SQI ont obtenu. M. Blouin estime plutôt que l’approbation des travaux par plusieurs groupes de la communauté mohawk, tels que les Kanien’kehá:ka Kahnistensera, est essentielle.
« La loi actuelle n’inclut aucune véritable consultation autochtone, soutient-il. La loi québécoise est vraiment derrière si on compare à ce qui se fait dans d’autres provinces, où il y a des consultations obligatoires. Ici, il ne s’agit que d’informer les conseils de bande. »
Le professeur au Département d’anthropologie de l’UdeM et spécialiste en archéologie autochtone pré-coloniale Adrian L. Burke est lui aussi de cet avis. « Ce qu’on voit à travers le Canada présentement, surtout plus dans l’ouest et dans le nord, c’est que la consultation est maintenant plutôt remplacée par ce qu’on appelle le « free, prior and informed consent » [NDLR : consente- ment libre, préalable et éclairé] », explique-t-il.
Selon lui, l’approche actuellement en vigueur au Québec consiste plutôt à « cocher des cases ». « Est-ce qu’on a fait des consultations ? Check ; est-ce qu’on a appelé le conseil de bande ? Check ; etc., mime le professeur. À la base, c’est une question de respect et d’écoute. Pourquoi faire autant d’efforts pour remettre en question ce qu’une personne dit, alors qu’on aurait juste besoin defaire un geste de bonne foi ? »
MK-Ultra au Allan Memorial
Dans le dossier de l’institut Allan Memorial, la « bonne foi » signifie également écouter et croire le témoignage des Kanien’kehá:ka Kahnistensera, selon M. Burke. L’anthropologue rappelle qu’une série de traitements expérimentaux, potentiellement criminels, ont été réalisés dans ce centre de santé psychiatrique au cours des années 1950 et 1960.
En effet, le directeur de l’Allan Memorial, Donald Ewen Cameron, qui était également le doyen du Département de psychiatrie de l’Université McGill et le psychiatre en chef de l’hôpital Royal Victoria, aurait pris part à l’époque au controversé programme MK-Ultra. Financé par la CIA, MK-Ultra a été le théâtre de nombreuses expériences de lavage de cerveaux sur des cobayes humains, telles que des thérapies par électrochocs et par privation sensorielle, le tout combiné à l’administration de LSD. De telles expérimentations ont d’ailleurs eu lieu à l’Allan Memorial sous le nom de « sous-projet 68 ».
Toutefois, peu d’archives de ces expériences subsistent. « On a trouvé beaucoup de traces de la disparition, et même de la destruction massive d’archives, notamment pour tout ce qui touche les Autochtones », mentionne M. Blouin. Le doctorant en anthropologie a d’ailleurs participé à une enquête préliminaire sur la possibilité que des Autochtones soient décédé·e·s à la suite de ces traitements.
« Il y a encore des papiers qui existent, notamment aux archives nationales [NDLR : Bibliothèque et Archives Canada] et aux archives de McGill, mais leur accès est assez restreint, ce qui est quand me?me problématique, poursuit-il. On a fait quelques demandes d’accès à l’information et on espère avoir accès à d’autres documents bientôt. »
Assimilation
Malgré le manque de preuves directes que des Autochtones, adultes comme enfants, aient été les cobayes de telles expériences, M. Blouin indique que de nombreux projets de recherche douteux se sont déroulés entre les murs de l’Allan Memorial et du Royal Victoria.
Le doctorant cite en exemple un programme de recherche sur la délinquance juvénile chez les enfants autochtones. « Avec les quelques archives que nousavons consultées, nous voyons que plus d’une centaine d’enfants mohawks de Kahnawà:ke ont subi des tests d’intelligence menés par l’Allan Memorial et que ce dernier avait le projet d’ouvrir un centre de détention pour jeunes, sans préciser les ethnies », précise M. Blouin.
« Dans les amendements apportés à la Loi sur les Indiens en 1951, le gouvernement considérait les absences scolaires comme un signe de délinquance potentielle, explique-t-il. Les enfants qui manquaient l’école pendant trois jours étaient déclarés délinquants juvéniles et pouvaient être incarcérés dans des prisons ou dans d’autres institutions, incluant des centres de santé. » M. Blouin identifie également le Panel on Indian Research, un programme de l’armée canadienne pour évaluer le degré d’assimilabilité des Autochtones.
Selon lui, la convergence entre tous ces projets de recherche, de même que les étroites collaborations entre les membres de l’Allan Memorial, de l’hôpital Royal Victoria, du Panel on Indian Research et d’autres instituts de santé psychiatrique laissent entendre que des décès auraient pu survenir sur les lieux. « Au Québec seulement, plus d’une centaine d’enfants autochtones ont été déclarés disparus après avoir été institutionnalisés », ajoute M. Blouin.
M. Burke, quant à lui, souligne que le tout s’inscrit dans un contexte plus large d’assimilation des peuples autochtones, notamment au sein des pensionnats autochtones. « Je ne suis pas le spécialiste, mais je dirais que si on compare cette situation aux autres situations ailleurs au Canada avec les pensionnats, il faut écouter les Autochtones, lance-t-il. Il faut écouter les Mères mohawks. »
Selon lui, les questions soulevées par les Kanien’kehá:ka Kahnistensera doivent être vérifiées. « Et pourquoi on prendrait la chance de ne pas aller chercher ces sépultures ? suggère-t-il. C’est du racisme. On ignore les gens, parce qu’ils ne sont pas du groupe dominant. Je ne sais pas comment l’expliquer sinon. On remet en question constamment ce que ces femmes disent. »
Artéfacts précoloniaux
Pour ce qui est des vestiges archéologiques pré-coloniaux, la firme Arkéos a identifié six zones d’intérêt. La SQI a confirmé à Quartier Libre que des recherches ont été entreprises dans l’un de ces sites, celui du pavillon Hersey de l’ancien hôpital Royal Victoria, mais que « l’intervention n’a mené à aucune découverte archéologique ».
Néanmoins, les Kanien’kehá:ka Kahnistensera font valoir que le Royal Victoria et l’Allan Memorial se situent à un jet de pierre d’un ancien village iroquoien. Elles demandent que des travaux archéologiques exhaustifs sous supervision autochtone soient menés sur les lieux.
Cet ancien village est celui du site Dawson, où environ 1 000 Iroquoien·ne·s résidaient. « Quand ils ont fait une intervention archéologique récemment [NDLR : en 2016], au coin de Peel et de Sherbrooke, ils ont encore trouvé une extension du village, révèle M. Burke. Il y avait des maisons longues, des sépultures humaines, du maïs, des fragments de poteries. C’est absolument incroyable ! Je parle d’un site qui date à peu près du XVe siècle, donc juste avant l’arrivée de Jacques Cartier. »
À ces trouvailles s’ajoutent la découverte d’objets archéologiques au monument Georges- Étienne-Cartier et celle de la carrière de pierre sur le flanc nord-est du mont Royal, vieille de 4 000 ans, ajoute l’anthropologue. Selon lui, que le Royal Victoria et l’Allan Memorial se trouvent sur un territoire autrefois peuplé ne fait aucun doute.
Bien qu’il estime qu’Arkéos « a bien fait ses devoirs » en identifiant les six zones d’intérêt, M.Burke se dit à l’écoute des Kanien’kehá:ka Kahnistensera, qui « demandent qu’on fasse un peu mieux au niveau archéologique ».
« Moi, présentement, j’essaie d’aider les Mères mohawks, c’est-à-dire que j’essaie de donner des conseils de façon professionnelle, de voir ce qu’on pourrait faire autrement, mentionne-t-il. Par exemple, pour la question des sépultures récentes à l’Allan Memorial, est-ce qu’on pourrait faire du géoradar ou utiliser des chiens ? Pour l’archéologie plus ancienne, il faudrait qu’on retourne voir en détail ce qui avait été proposé par Arkéos et voir si on peut changer quelque chose. »
Vérité et réconciliation
Alors que les Kanien’kehá:ka Kahnistensera ont eu gain de cause dans leur demande d’injonction, elles affirment vouloir aujourd’hui bâtir une relation de coopération avec l’Université McGill et la SQI. « Il est important que nous créions des ponts et de nouvelles relations entre les Autochtones et les non-Autochtones, parce que ces recherches archéologiques ont besoin de toutes les précautions nécessaires », souligneKwetiio.
Elle affirme également que les Kanien’kehá:ka Kahnistensera jouissent d’un large soutien à la fois au sein de leur communauté et à l’extérieur. « Ça ne semble être que quatre femmes et deux hommes, mais c’est beaucoup plus grand que cela, affirme-t-elle. C’est vraiment plus grand. Il aurait été impossible de faire tout ça par nous-mêmes. »
Kwetiio précise que le combat que mènent les Kanien’kehá:ka Kahnistensera s’inscrit dans un processus de guérison et de réconciliation.
« La vérité doit être mise en évidence, et c’est seulement à ce moment qu’il peut y avoir une réconciliation, parce que les mots ne sont que des mots, insiste-t-elle. Les personnes de notre communauté, qui souffrent encore et toujours, ne veulent pas entendre d’excuses. Elles veulent que des gestes soient posés. C’est une question d’avoir le pouvoir d’être entendu, d’être réellement entendu. »
NDLR : Les propos de Kwetiio et de Karennatha, de même que les extraits du jugement du juge Gregory Moore, ont été traduits de l’anglais.