L’homme sage

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Par Marouchka Franjulien
lundi 18 novembre 2013
L’homme sage
( photo : courtoisie Paul Goyette )
( photo : courtoisie Paul Goyette )

À chaque numéro, Quartier Libre offre la chance à un de ses journalistes d’écrire une nouvelle de 500 mots sur un thème imposé. Le thème de ce numéro est: les gens

Il se réveilla en même temps que l’aube. Un soleil timide apparaissait de loin en loin, tandis qu’une teinte rosâtre prenait d’assaut la nuit voilée.

Les rayons jouaient sur les fenêtres des immeubles voisins, quand il vit les gens de la ville sortir en un cortège bien droit, serrés dans leurs costumes endeuillés. Ils marchaient, graves et silencieux, la gueule blafarde des matins endormis. Au même moment sur le boulevard, les voitures se suivaient en file indienne, crachant leurs poumons sur l’asphalte suintant. De temps à autre, l’une d’elles criait, impatiente. A quelques mètres devant lui, les gens de la ville s’engouffraient dans la bouche de métro, qui en recrachait d’autres, aussi blêmes et hagards.

Bientôt, la faim revint comme chaque matin, douloureuse. Il regarda le trottoir gris, maculé de chewing-gums, et, au bout de la rue, le parc. Il apercevait les hautes grilles imposantes qui cachaient à sa vue la pelouse d’un vert grisonnant et la silhouette appauvrie des marronniers, morts du froid de l’hiver parisien.

À l’heure du déjeuner, il se décida enfin. Il bougeait lentement, non par paresse ou nonchalance, mais par une sorte de révolution tranquille en réponse aux passants pressés, qu’il méprisait dans son cœur.

Il se traîna jusqu’au parc. Une petite bruine noircissait les allées de graviers. Des tas de feuilles mortes parsemaient çà et là la pelouse. Les pigeons picoraient l’herbe à la recherche de vers ou de miettes de pain. La faim lui saisit le ventre de nouveau. En réponse, la pluie se fit plus forte. Elle lui battait les tempes, tandis que les oiseaux se réfugiaient sur les branches des arbres dénudées. Il s’assit sur un banc et se laissa bercer par la cadence des gouttes. Il aimait la pluie et sa féminité, liquide comme le ventre maternel.

Au bout de quelques heures, trempé et affamé, il se décida enfin à quitter la solitude du parc. La pluie avait laissé place à un ciel maussade. Les trottoirs encore mouillés reflétaient les lumières des vitrines. Il alla s’asseoir entre deux portes cochères et attendit. Il n’attendait rien en particulier, si ce n’était la tombée du jour, et le sommeil qui chassait la faim.

Il entendit l’église au loin sonner les coups de six heures. La nuit congédiait pour un temps la teinte grisaille du ciel d’automne. Un long embouteillage engorgeait déjà le boulevard, quand ils apparurent. Un sourire moqueur se dessina sur ses lèvres. Les gens de la ville traînaient des pieds sur les trottoirs, las et abattus.

Bientôt, la nuit se fit complètement noire. On alluma les lampes de la ville. Il se blottit sous son duvet. Comme chaque soir, il voyait la pleine lune de néon et les étoiles des réverbères danser à travers ses paupières mi-closes. Il aimait la nuit, sa solitude et sa liberté. Il se savait homme, entier et unique, dans un océan de pions similaires et prosaïques, les gens de la ville.