Nadim Emond a 18 ans lorsqu’il termine son cégep. Ne sachant trop quoi faire, il se met au défi : affronter l’inconnu pendant cinq mois en Europe. Il n’a pas d’argent, ou presque. Au petit bonheur la chance.
«Je voulais partir seul, confie Nadim de sa voix grave et posée. C’est plus facile pour rencontrer du monde et décider de ton chemin comme bon te semble. » Même s’il refuse de planifier son itinéraire à l’avance, il a un projet en tête : un mois de bénévolat pour l’organisme Chantiers jeunesse, dans une petite banlieue de Varsovie. On verra le reste plus tard. Il en faut juste un peu pour nourrir ses fantaisies et partir du bon pied. « C’était un pied-à-terre rassurant pour commencer… et plutôt festif ! J’étais entouré de jeunes motivés, qui venaient des quatre coins de la planète », confie-t-il. Trois heures de peinture de clôtures par jour, contre un lit et des repas gratuits. «En Europe de l’Est, tout est très abordable. » Trop abordable. L’erreur classique du vagabond débutant : dépenser trop, trop vite, parce que ça ne coûte rien. En trente jours, il a dépensé ce qu’il avait prévu pour trois mois.
L’éveil du vagabond
Le choc, aussi stressant soit-il, a eu le mérite de sonner l’alarme. Même si l’on vit au jour le jour, il faut être réaliste et songer aux moyens de subsistance. Cinq mois, c’est long. Nadim met les voiles en direction de la Bourgogne. C’est la saison des vendanges et il cueille le raisin chez une famille de vignerons. Le décor est bucolique, pas loin de La petite maison dans la prairie. La dizaine d’employés viticoles se fait offrir de somptueux festins bien arrosés. Tous les jours, coutumes françaises obligent. Tout en touchant un salaire quotidien de 60 euros. «J’ai mis l’enveloppe dans mon sac. Ça m’a servi environ quatre mois, jusqu’à la fin…», explique-t-il, sourire en coin.
Après avoir fait le plein d’énergie et d’économies, il part à la conquête des neiges éternelles en Haute- Savoie. Un ami des vendanges l’héberge dans un refuge familial pour alpinistes. De la cueillette de champignons sauvages à l’exploration de glaciers vertigineux, cette excursion pleine de fraîcheur le met d’aplomb pour sa prochaine destination : Lyon. Il n’y connaît personne, et c’est tant mieux.
Autour d’un divan, tout est possible
«Le couch surfing a été ma porte d’entrée dans le monde alternatif », dit-il. En quelques clics de souris sur le site de CouchSurfing, il contacte les profils qui l’intéressent. Du matin au soir, il reçoit plusieurs réponses. Entre la commune sordide de hippies stone et désillusionnés, la minuscule collocation étudiante et la famille réconfortante, les possibilités sont nombreuses. Et aléatoires. Nadim ne s’attendait pas à fréquenter sa charmante hôtesse de Lyon, jeune étudiante anarchisante qui lui a enseigné les «récup’bouffe»: l’art de recueillir fruits et légumes, sandwichs et autres aliments voués à la benne à ordures.
Mieux qu’un plan économique, le dodo sur le sofa permet de rencontrer l’autre. Bavarder avec un étranger dans son intimité, prendre ce qui nous plaît dans son mode de vie et lui redonner un peu de soi. À Barcelone, l’accueil dans une communauté de squatteurs idéalistes le laisse stupéfait. Cet ancien hôpital pour lépreux abrite une vingtaine de résidents, dont le but est l’autogestion intégrale. Outre l’Internet offert à ses résidents, la communauté consomme ses légumes du jardin avec du pain fait maison et en sirotant sa bière artisanale. Une partie des produits leur procure un petit revenu. Et, sur une note plus loufoque, le « magasin gratuit » offre des babioles à rapporter chez soi. Misocialiste, mi-anarchiste, ce microcosme solidaire parvient à résister aux interventions policières, tout en s’attirant l’appui de la population. De quoi faire mousser les idées du jeune rêveur qu’est Nadim.
« Prendre ce qui peut te servir, mais qui n’appartient à personne » : c’est la philosophie de voyage que développe Nadim au fil de ses périples. Outre les divans solitaires, les croissants abandonnés et les vieux tickets de métro recyclés, le jeune routard occupe le siège libre aux côtés des conducteurs sur la route. Tout en suivant les sages conseils des plus expérimentés en la matière. «Les piétons ont quinze minutes de durée de vie, ici !», l’informe gentiment un camionneur français sur le bord de l’autoroute, avant de l’embarquer. En prime, le vieux bonhomme bavard l’installe sur un lit couchette dans le fond de son camion et lui prépare le café au matin. Entre Munich et Fribourg, un jeune vagabond suggère à Nadim de troquer sa pancarte contre un sourire et une formule de politesse en allemand. Son entregent lui permet également d’éviter les nuits passées à grelotter sous les étoiles. À Bruxelles, dix minutes de vagabondage près d’un campus universitaire ont suffi à Nadim pour finir la soirée en beauté : hébergement et fête étudiante.
La galère fait le bonheur
Cela dit, Nadim a déjà dormi dans une tente, près d’une gare espagnole lugubre, entre Noël et le jour de l’an. « Il faisait froid, c’était glauque et les chiens aboyaient sans arrêt », se rappelle-t-il. Les imprévus font partie de l’aventure. «Il faut juste garder son calme. Pour chaque point négatif, tu en tires quelque chose de positif.»
Une bibliothécaire avec qui il visite des expositions à Paris, un groupe de violoncellistes viennois qui l’emmènent incognito admirer des orchestres de musique classique, un ami de Haute-Savoie qui lui fait découvrir des grottes de glace bleutée, un conducteur fasciste et obtus qui le sermonne sur les Européens de l’Est, un squatteur doctorant qui maîtrise sept langues différentes, une amoureuse avec qui il admire les vagues démesurées de Bayonne. Jeunes et retraités, étudiants et glandeurs, boulangers sans-papiers et anarchistes altermondialistes… Nadim a vu de tout. Comme quoi on peut être riche avec quelques sous en poche.