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Les visa(ge)s des délais

Lorsqu’en 2017, l’étudiante à la maîtrise en science politique Alizée Bel traverse l’Atlantique pour étudier à l’UdeM, elle est loin de se douter que la fin de son baccalauréat sera également le début d’un casse-tête bureaucratique infernal. Les demandes de renouvellement de son permis d’études, que la Française décrit comme une «charge mentale insupportable», ont terni sa maîtrise, entamée à l’hiver 2021.

Alors qu’elle attend aujourd’hui la remise de ses notes pour être officiellement diplômée de son programme, une ultime embûche se dresse: son permis d’études expire le 31mars prochain, un mois avant la fin de la session, ce qui compromet sa diplomation. La direction de son programme lui a donc assuré que ses notes lui seraient transmises avant l’échéance. Cet accommodement lui évitera de renouveler pour une troisième fois en autant d’années son permis d’études.

Crises d’angoisse, stress financier et fatigue mentale… Les précédentes démarches administratives ont été si pénibles pour Alizée Bel qu’elle préfèrerait aujourd’hui retourner en France sans maîtrise plutôt que de «rejouer dans ce cirque».

L’étudiante française à la maîtrise en science politique Alizée Bel a renouvelé à trois reprises son permis d’études depuis 2021, et a fait face à des délais s’étirant jusqu’à huit mois. Photo | Courtoise | Alizée Bel

Trois mois sans nouvelles

La pandémie de la COVID-19 a entraîné une série de complications au sein d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC). Le ministère fédéral a éprouvé de la difficulté à délivrer les permis d’études et visas de visiteur, ces bouts de papier essentiels aux étudiant·e·s internationaux·ales. Les délais se sont étirés, dépassant de plusieurs mois les durées habituelles de trois à six semaines. La situation n’est toujours pas revenue à la normale. En février, IRCC précisait sur son site Internet que les délais de traitement moyens pour un permis d’études étaient de 10 semaines. Pour les visas de visiteur, des données d’IRCC colligées par Le Devoir1 démontrent que les délais actuels surpassent les 150 jours pour une très forte majorité de pays (144 sur 195).

L’infirmier guinéen Kaliya So, responsable de la santé à l’école Icône d’Afrique à Conakry, en République de Guinée, attend pour sa part depuis plus de trois mois des nouvelles d’IRCC quant à sa demande de permis d’études. Il avoue espérer recevoir ses papiers d’ici le mois de mai, juste à temps pour s’inscrire au trimestre d’automne 2023 à titre d’étudiant libre à l’UdeM.

«Je souhaite voir les choses aller plus vite», mentionne-t-il, en précisant avoir tous les autres documents nécessaires à son inscription, comme le Certificat d’acceptation du Québec (CAQ). Selon lui, les délais actuels peuvent décourager des étudiant·e·s internationaux·ales dans leurs démarches. «Je ne m’attendais pas à cela, ajoute-t-il. IRCC doit reconsidérer ses délais pour les rendre plus brefs.»

Kaliya So, infirmier guinéen et aspirant étudiant à l’UdeM, est toujours sans nouvelles d’IRCC trois mois après avoir déposé sa demande de permis d’études. Photo | Courtoise | Kaliya So

Le permis de l’angoisse

Le brouillard dans lequel se trouvent les étudiant·e·s sans nouvelles d’IRCC peut avoir de graves conséquences psychologiques. «Je suis tombée en pleurs», confie Alizée Bel, qui a appris, après des mois d’attente, que sa demande de renouvellement de permis d’études avait été égarée par les fonctionnaires d’IRCC en mars 2021. «J’avais l’impression de ne pas être prise en considération», poursuit-elle. L’étudiante reprend donc les démarches depuis le début, sous peine d’être expulsée de son programme. L’attente est longue et l’UdeM lui accorde une prorogation.

Au début de l’été 2021, des signes de crises d’anxiété deviennent manifestes chez l’étudiante. «J’étais mal, tous mes amis l’ont vu», révèle-t-elle. Elle reçoit finalement son permis d’études, mais réalise quelques mois plus tard qu’il devra être renouvelé plus tôt que prévu. Le même scénario se répète en 2022, et cette fois-ci, huit mois s’écoulent avant qu’elle ne soit de nouveau en règle.

«Là, je termine ma maîtrise et j’aurais aimé faire un DESS en droit, mais je ne le ferai pas, regrette-t-elle, ayant décidé de laisser tomber face aux embûches déjà rencontrées. Je sais que si je continue, je vais être encore en [permis] étudiant, et plus je continue mes études, plus je vais galérer.»

L’étudiant brésilien à la maîtrise en études internationales Caio Santiago de Souza estime pour sa part que la communication est problématique entre IRCC et les étudiant·e·s. «[La communication] n’existe pas, s’indigne-t-il. C’est difficile, les appels internationaux, le numéro de téléphone pour les étudiants brésiliens ne répond jamais. Les courriels qu’on reçoit sont génériques.»

Même s’il comprend que les premiers mois de la pandémie de la COVID-19 aient alourdi les démarches auprès du ministère fédéral, il se dit exaspéré de voir que c’est toujours le cas trois ans plus tard. À titre d’étudiant ambassadeur pour l’UdeM, responsable de l’accompagnement des nouveaux·elles étudiant·e·s, Caio Santiago de Souza a constaté que plusieurs d’entre eux et elles ont fait face à des délais de traitement anormalement longs ou à des difficultés de communication avec IRCC.

Les tribulations d’Alizée Bel et de Caio Santiago de Souza sont plus souvent la norme que l’exception, à en croire les publications d’internautes sur le groupe Facebook UdeM+1 2022- 2023. Plusieurs étudiant·e·s actuel·le·s et futur·e·s y manifestent leurs questionnements et inquiétudes : «J’attends la réponse de ma demande de visa, [dites-moi] ça va prendre combien de temps?», «Je n’ai pas eu la chance d’avoir le visa, [est-ce] que c’est possible pour moi de faire un report d’admission pour mieux me préparer?» ou encore «Moi aussi mon admission d’hiver [prend] fin le 31 janvier, et [je n’ai] pas encore mon visa.»

70

C’est le nombre moyen de jours pour 70 le traitement d’une demande de permis d’études. La norme de service est de 60 jours.

Source : IRCC

Un frein à la recherche collaborative

Les délais bureaucratiques observés chez IRCC touchent également les demandes de visas de visiteur, documents essentiels aux chercheur·euse·s internationaux·ales de certains pays qui désirent assister à des conférences au Canada.

Le professeur agrégé au Département de communication de l’UdeM Stéphane Couture s’est buté à cette réalité. Pour une conférence devant se tenir en juin prochain à Montréal, il a invité des collaborateur·rice·s originaires d’Afrique, notamment du Maroc. Or, le site Internet d’IRCC affiche un délai de traitement de 184 jours pour les visas de visiteur en provenance de ce pays. Pour cette raison, le comité d’organisation de la conférence, dont fait partie le professeur, a décidé de reporter l’évènement à l’année prochaine.

M. Couture déplore la «perte de momemtum» occasionnée par le report de sa conférence, puisqu’elle achevait une série d’ateliers de recherche ayant eu lieu au cours de la dernière année. À ses yeux, c’est une occasion manquée de tisser des relations professionnelles et sociales avec des collègues de recherche. Le professeur estime toutefois que ce sont les étudiant·e·s qui écopent le plus des délais d’IRCC. Il est d’avis que leurs souffrances sont plus grandes que celles des conférencier·ère·s. Selon lui, les longs délais pour les permis d’études peuvent même contraindre «la bonne marche de la vie académique québécoise». 

1. GERVAIS, L.-M., PROVOST, A.-M. (2023) : «Longs délais pour les visas de visiteur malgré les promesses d’Ottawa». Le Devoir, 1er février 2023

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