Culture

Les vannes se referment

De 2021 à 2022, alors que les effets de la pandémie se faisaient ressentir, le gouvernement fédéral décide d’accorder 70,5 millions de dollars supplémentaires au CAC, en plus de la somme habituelle de 63,5 millions de dollars. À cette période, 47 % des artistes qui demandent une subvention dans le cadre du programme Explorer et créer du CAC reçoivent une réponse favorable selon la directrice générale par intérim au sein de la section des programmes de subvention au Conseil des arts, Lise Ann Johnson.

Cependant, en dépit des demandes qui ont continué d’augmenter alors que la pandémie se résorbait, le gouvernement a cessé d’accorder les fonds supplémentaires, faisant passer le budget du CAC de 109,9 millions de dollars en 2022 à 68 millions de dollars en 2023. Ceci alors que le nombre de demandes de subvention n’a cessé d’augmenter et a même triplé depuis la création du programme en 2017. Cette diminution budgétaire a eu pour effet de faire passer le taux d’approbation des 6750 demandes effectuées en 2023 à seulement 16,6%.

Pour la chercheuse associée au Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT) Laurence Derouin-Dubuc, augmenter les investissements dans le domaine des arts envoie comme signal aux artistes qu’obtenir des fonds est plus facile. « Il y a alors davantage de gens qui appliquent aux programmes de bourses et de subvention », précise-t-elle.

La coprésidente du Conseil québécois du théâtre (CQT) Véronique Pascal fait partie des comédiennes qui ont essuyé un refus lors de la dernière vague de financement du CAC, pour un projet de recherche et création en théâtre. Elle déplore que le CAC ait donné accès à un nouveau financement pour les artistes de la relève sans s’assurer de soutenir suffisamment celles et ceux déjà établi·e·s. « Il faut garder en tête que la personne qui a eu un premier “oui” va vouloir poursuivre sa carrière et s’attendre à obtenir du financement pour d’autres projets par la suite », dit-elle.

Précarisation des artistes et de la création

Le portrait statistique publié par le Conseil des arts de Montréal (CAM) en mars dernier donne une idée de la précarité financière des artistes.

Pour les 20 900 personnes qui œuvraient dans un domaine artistique à Montréal en 2020, le revenu d’emploi médian s’élevait à 17 400 dollars, comparativement à 35 600 dollars pour les autres travailleur·euse·s, et ce, malgré le fait que les artistes aient généralement un niveau d’éducation plus élevé. Parmi les artistes professionnel·le·s, 60% étaient des travailleur·euse·s autonomes, tandis que ces derniers représentaient 14% des autres travailleur·euse·s.

Mme Pascal ajoute que même pour les personnes salariées dans le secteur artistique, les revenus stagnent depuis des années. « Récemment, quelqu’un me disait qu’il allait devoir quitter son poste de rêve de directeur artistique d’un théâtre, confie-t-elle. Son salaire stagne depuis 2017, alors qu’il travaille 80 heures par semaine. »

Face à la difficulté d’obtenir du financement, la coprésidente du CQT constate que de plus en plus de travailleur·se·s autonome·s s’endettent personnellement pour créer leurs projets. Elle ajoute qu’entre 80 et 100 artistes sortent diplômé·e·s des écoles de théâtre chaque année. Parmi eux, nombreux·ses sont celles et ceux qui abandonnent leur pratique et trouvent un emploi stable pour rembourser leur dette étudiante.

« Est-ce qu’un Robert Lepage [acteur, auteur et metteur en scène] ou un André Brassard [metteur en scène et réalisateur] qui sort de l’école en 2024 avec un loyer de plus de 1300dollars par mois pour un 3 et demi va pouvoir rester un artiste ?, questionne Mme Pascal. Ces gens-là pouvaient vivre une vie d’artiste avec le coût de la vie plus bas. Aujourd’hui, c’est très complexe. »

Elle ajoute que cet endettement s’observe aussi au niveau des institutions théâtrales. « Avec l’inflation, on ne veut pas augmenter le prix des billets, précise la comédienne. Mais en même temps, avec tous les coûts d’exploitation, les salaires qui ont augmenté, et les rénovations des lieux qui sont nécessaires, on arrive à un point de rupture. »

La coprésidente du CQT précise que pour un·e artiste pigiste, le moindre imprévu peut menacer une carrière, comme en témoigne son propre cas. Après que sa mère a reçu un diagnostic de cancer, il y a quelques années, Mme Pascal a dû mettre sa pratique artistique entre parenthèses pour devenir sa proche aidante pendant plus d’un an.

En parallèle, elle a occupé des emplois à temps partiel, n’ayant pas d’assurance et n’ayant droit à aucune aide dans sa situation. « Je me souviens avoir appelé mon agence et mes contrats en cours pour les prévenir, et de m’être dit que cette situation ne tient pas la route quand il y a quelque chose comme ça qui t’arrive », partage la comédienne. Elle avoue avoir alors pensé que sa carrière était « finie », mais a finalement renoué avec le domaine artistique dans l’année qui a suivi le décès de sa mère.

 

Manque de reconnaissance

Le fondateur, directeur, chorégraphe et interprète de la compagnie de danse Les Archipels, Philippe Meunier, a lui aussi essuyé un refus du CAC pour un projet de résidence de création en collaboration avec des artistes catalan·e·s. L’artiste n’en est pas à son premier « non ».

Lui et d’autres artistes reprochent au CAC un manque de rétroaction sur les dossiers refusés. « J’ai reçu zéro dollar de financement au CAC, alors que je viens de recevoir du financement au CAM avec la note maximum du comité de sélection », fustige-t-il.

Il a estimé le budget de son projet entre 70 000 et 80 000 dollars, et espérait pouvoir le financer en combinant plusieurs subventions. Même si M. Meunier a reçu 12 000 dollars du CAM et qu’il attend toujours une réponse du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) pour un montant de 40 000 dollars, il envisage de réduire le nombre d’artistes qui participeront à son projet, ou même d’annuler celui-ci.

L’artiste est dans le milieu de la danse depuis 20 ans et a fondé sa compagnie il y a cinq ans, pour laquelle il a commencé à demander du financement il y a deux ans. Il révèle avoir constaté que, depuis la pandémie, les diffuseurs prennent moins de risques et préfèrent programmer des spectacles « box-office » plutôt que de plus petites productions. « Ça joue énormément sur ma motivation, confie-t-il. Les deux dernières années m’ont vraiment fait remettre en question mon intérêt à faire ce travail-là. »

 

Selon Mme Pascal, de plus en plus de producteur·rice·s « dévalorisent » le travail des artistes en leur demandant d’adapter leur œuvre à un plus petit budget. « Imagine qu’on demande à un artiste de couper sa toile qui fait 10 par 12, parce qu’on n’a pas le budget pour acheter le tableau en entier? », illustre-t-elle.

Mme Derouin-Dubuc témoigne avoir constaté une logique « de saupoudrage d’attribution des fonds » de la part de certains organismes, pour être en mesure de donner de l’argent au plus grand nombre de demandeur·euse·s. En conséquence, même en obtenant une bourse, les montants reçus sont parfois insuffisants pour financer un projet.

Autres déceptions

La réduction du budget du CAC n’est pas le seul à avoir déçu le milieu culturel. L’énoncé économique fédéral de novembre dernier avait soulevé beaucoup de colère et d’incompréhension dans l’ensemble du milieu culturel, car plusieurs autres bonifications en place depuis quelques années n’ont pas été reconduites.

Du côté provincial, selon un article de La Presse, le budget présenté en mars dernier a suscité des réactions plus mitigées. Même s’il a satisfait le milieu de l’audiovisuel, il a provoqué de l’inquiétude dans le milieu des arts de la scène.

Mme Pascal précise que le CQT a demandé que la bonification pandémique des subventions du CALQ se poursuive et qu’y soit ajoutée une indexation du coût de la vie, soit un total de 260 millions de dollars. Le CALQ a toutefois annoncé un budget annuel de 160 millions de dollars.

« C’est dramatique, notamment pour le milieu artistique à Québec, qui vit davantage du théâtre, déplore la coprésidente du CQT. Encore plus qu’à Montréal, où il y a aussi des tournages. » Elle anticipe un prochain exil des artistes ainsi que la fermeture de certaines salles. L’industrie culturelle employait quelque 16 0000 personnes au Québec et représentait 4% du PIB québécois en 2019, selon La Presse.

Des pistes de solution

Face aux réactions du milieu, le CAC a décidé d’organiser pour la première fois des webinaires de groupe. « Les agents de programmes vont y partager des conseils et des pratiques exemplaires pour la préparation », détaille la directrice générale par intérim au sein de la section des programmes de subvention au CAC, Lise Ann Johnson.

Malgré l’insécurité qui règne dans le domaine artistique, les gouvernements du Canada et du Québec font partie de ceux qui financent le plus les arts et la culture dans le monde, selon Mme Derouin-Dubuc. Cela n’empêche pas les artistes et les organismes culturels d’évoquer depuis plusieurs années la possibilité d’un revenu de base garanti. « On ne parle pas d’un revenu privilégié, mais d’un revenu minimum décent », expliquait la directrice générale du CAM, Nathalie Maillé, en 2021 dans un article de Radio-Canada.

Celui-ci permettrait aux artistes, entre deux contrats, de percevoir un revenu minimum, mais aussi de rémunérer le temps de recherche ainsi que le travail administratif, « invisible et non assurable », souligne Mme Derouin-Dubuc. Le nombre d’heures voué à ces tâches est non-négligeable, soutient M. Meunier, qui avoue réaliser en moyenne 15 heures par semaine de travail administratif.

 

Cette idée de revenu de base garanti existe déjà en France, par l’entremise du régime d’intermittence du spectacle. Pour en bénéficier, un minimum de 507 heures de travail dans l’un des secteurs artistiques répertoriés par le programme au cours des douze mois précédant la demande de prestation est exigé. « L’intermittence a changé ma vie, ça m’a amené de la stabilité », confie la comédienne française Rachel L. Smith, installée à Montréal depuis un an et demi.

Pendant un an, elle a bénéficié d’un salaire minimum dans le cadre de ce régime. Pour elle, même si le nombre d’heures minimal requis encourage les artistes à continuer de travailler, atteindre ce seuil est parfois difficile en raison de la concurrence. « Ça crée une course, et certains comédiens sont prêts à payer pour avoir des contrats et obtenir un nombre d’heures suffisant », regrette-t-elle.

Rachel L. Smith constate tout de même que depuis son arrivée au Québec, elle a davantage de possibilités de travail qu’à Paris et qu’elle tire un meilleur revenu de sa pratique artistique. Depuis quelques mois, la comédienne est d’ailleurs membre stagiaire de l’Union des artistes (UDA), un syndicat d’artistes interprètes.

L’UDA a négocié des ententes collectives qui obligent les producteur·rice·s à respecter une grille de cachets minimums et à verser un surplus de 10% à 11% à la rémunération d’un·e artiste pour l’assurance et le REER collectifs. L’UDA a aussi mis en place une clause d’embauche préférentielle pour ses membres, ce qui leur donne accès à plus de contrats. La comédienne et présidente de l’UDA, Tania Kontoyanni, assure que le syndicat réfléchit constamment à un système de revenu minimum garanti pour ses membres.

Pour Mme Derouin-Dubuc, l’autre solution pour améliorer le statut des artistes serait d’intégrer davantage les arts et la culture dans les autres sphères de la société. En dehors du financement public, peu d’autres sources de financement pour les arts existent, selon elle.

« Ça prendrait plus d’entreprises qui voient un intérêt à embaucher des artistes ou davantage de résidences dans une compagnie privée, par exemple », précise-t-elle.

Mme Pascal explique que les artistes font pourtant déjà de nombreux efforts dans ce sens. «Beaucoup de gens pensent que les artistes sont en vase clos, et on a du mal à reconnaître leur capacité d’innovation», souligne-t-elle.

La comédienne ajoute que plusieurs compagnies artistiques se déplacent déjà dans des CPE, des écoles, des bibliothèques et dans les CHSLD. « On est des alliés naturels de tous ces gens-là, ces expériences transformatrices vont les pousser à aller voir de l’art », poursuit-elle.

Mme Derouin-Dubuc estime qu’en élargissant l’accès à ces expériences, davantage de citoyen·ne·s seraient exposés à l’art et à la culture, notamment les plus jeunes. Ces futur·e·s consommateur·rice·s d’œuvres culturelles verraient alors ces « biens addictifs » comme des facettes essentielles de leur vie et contribueraient davantage aux retombées économiques de ce secteur.

« L’art est un projet de société, insiste Mme Pascal. C’est l’un des rares endroits où tu peux être assis à côté de quelqu’un qui n’a pas la même opinion que toi. »

 

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