C’était la mi-mars, j’avais pris un billet pour Vienne à partir d’Udine où je fais mon stage. J’avais mal expliqué mon plan au gars de la billetterie, et je me suis retrouvé à faire mes bagages en une heure. En Italie, il faisait chaud et ce n’est pas quelques centaines de kilomètres qui y changeraient grand-chose.
Rendu à Vienne : un mur de pluie, le froid. Et je n’avais pas pris de manteau. Le lendemain, j’essaye quand même de visiter, mais c’est un peu difficile. C’est là que je découvre la librairie British Bookstore et que je tombe, par hasard, sur une copie de Riding Towards Everywhere de William T. Vollmann.
À la fois reportage, essai, roman et poésie, Riding Towards Everywhere relate les aventures de Vollmann alors qu’il explore l’Amérique en sautant sur les wagons des trains de marchandises à la manière des hobos du temps de la Crise.
Pour n’importe quel Nord-Américain à la découverte de l’Europe, la simple idée du voyage en train a quelque chose d’exotique. On oublie souvent que c’est à coups de ballast et de voies ferrées que s’est faite la conquête de l’Amérique. C’est sur ce qui reste de ce rêve qu’écrit Vollmann, et sur la recherche de liberté un peu ridicule de vouloir jouer les hobos alors qu’on a déjà le confort d’être des citoyens.
Le compartiment
Je ne sais pas pourquoi, mais je ne tombe jamais sur une jolie fille qui lit Heidegger dans mon compartiment. Cette fois-là, c’était un gros Italien qui a ronflé toute la nuit. J’ai réussi à me coucher sur les trois bancs, mais vers 2 h du matin, un gars louche avec des tatous de prison sur les mains et qui avait l’air vaguement serbe s’est mis à faire des aller-retour dans l’allée avant de venir me donner trois coups sur l’épaule avec son gros droit pour m’indiquer qu’il voulait prendre un siège.
Étant donné que je venais de lire Vollmann avec ses histoires de voleurs de sacs, je ne voulais pas dormir parce que je voulais éviter de me retrouver sans ordinateur portable pour finir mon mémoire. Pendant qu’il était là, j’ai regardé les montagnes, bleues à cause de la pleine lune.
C’est peut-être parce que je viens d’à côté du fleuve, mais il y a quelque chose d’inquiétant dans les montagnes, je trouve. Quelque chose d’oppressant. Pour quelqu’un qui vient de là, j’imagine que ça doit être rassurant de se sentir entouré comme ça.
Je me suis réveillé en sursaut, j’ai jeté un coup d’oeil au Serbe et j’ai mis la main sous le siège pour voir si mon sac était encore là. Il l’était. Le train s’est arrêté pendant une éternité à Salzburg. J’avais l’impression qu’on y serait pour toujours. Le nom va me rester comme un panneau indicateur figé dans une nuit sans fin. Salzburg : un torticolis et l’éternité à essayer de dormir d’un oeil.
Le Serbe a fini par partir, laissant la place à un gars au crâne rasé et à un grand maigre qui ont pris les deux sièges à côté. Le gros Italien, lui, ronflait, bien étendu sur les trois sièges en face, et j’essayais de me tordre le cou pour dormir.
J’ai repensé à l’aventure, mais il n’y avait pas de Big Rock Candy Mountain* à l’autre bout des rails. Juste une chambre de résidence un peu moche et, pour l’instant, les vieilles banquettes d’un train de la Österreichische Bundesbahnen.
* Big Rock Candy Mountain est le nom d’une chanson country classique décrivant un paradis perdu pour les hobos de l’Amérique où il y aurait un lac de viande et un lac de whiskey et tout ce dont on aurait besoin pour passer l’hiver.