Volume 18

Les Rwandais, divisés jusqu’ici

L’association Amitiés Canada-Rwanda repense sa mission pour se concentrer sur les tensions entre Hutus et Tutsis exacerbées par le génocide de 1994. Exploration de la diaspora rwandaise à Montréal.

Amitiés canada-Rwanda a organisé samedi dernier une messe en kinyarwanda à la paroisse St-Vital de Montréal. Crédit Charlotte Biron

« Tu t’attaques à un monstre », me lance Oswald, 48 ans, avant de répondre à mes questions. « Un jour, une Québécoise m’a dit qu’elle avait lu un livre sur le génocide de 1994, et qu’elle comprenait mieux les conflits entre Hutus et Tutsis. Je lui ai dit qu’elle ne pouvait pas comprendre. Qu’elle ne pourrait jamais comprendre. » Oswald est convaincu que pour aider les Rwandais à s’intégrer au Québec et à Montréal, il faut faire connaître l’histoire du Rwanda.

Le lien entre ce Rwandais et sa communauté est cependant ténu. « Je suis arrivé en 1990. Je venais pour étudier au Québec, j’avais des amis rwandais ici. En 1994, j’ai arrêté de leur parler », dit-il. Selon Oswald, les haines et l’histoire de son pays parviennent jusqu’ici et se poursuivent insidieusement. « Personnellement, j’ai des rancoeurs avec tous. L’Afrique déborde jusqu’ici », explique-t-il. « Je garde des rancunes, parce que nous sommes pris avec cette rage. On s’échange les vengeances. » Sa vision de sa communauté d’origine est d’une lucidité tranchée. « Aujourd’hui, les deux communautés ethniques ne se mélangent pas », conclut-il.

« Imaginons qu’il y a une guerre quelque part et que la population émigre. Habituellement, les méchants restent, et les gentils partent et immigrent quelque part. C’est facile de gérer une situation comme ça », simplifie Oswald. Les réfugiés d’un pays fuient habituellement un désastre ou un régime autoritaire.

Dans le cas du Rwanda, Oswald explique que les deux groupes ethniques doivent cohabiter, être voisins. « On se retrouve ici avec des gens qui se croient victimes. Et d’autres gens qui se croient eux aussi victimes. Les Rwandais quémandent souvent une sorte de pitié. Je dirais qu’il ne faut pas écouter la vérité de chaque Hutu et de chaque Tutsi. » À travers ce discours sévère, il rappelle qu’il faut garder en tête l’histoire complexe des crimes qui ont eu lieu, une histoire lointaine et alambiquée.

Une mémoire précaire

L’une des caractéristiques des minorités culturelles en situation de diaspora est « la mobilisation d’une mémoire collective, d’un imaginaire de l’exil qui permet de se penser dans le présent » selon le Dictionnaire des faits religieux d’Azria et Hervieux-Léger. Le contenu de cette mémoire rappelle entre autres des souffrances pour les Rwandais. Le souvenir ajoute donc à la précarité de leur intégration.

Pour une intervenante en CSSS (Centre de santé et de services sociaux) – qui préfère garder l’anonymat – les immigrants ont le choix de s’isoler ou de se rassembler en communauté et de faire renaître cette mémoire. Si l’isolement tend à rendre plus vulnérable, retrouver sa communauté sous-entend de renouer avec l’histoire de son propre pays.

Avec les avantages et les inconvénients que cela comporte. « Les immigrants arrivent avec le poids de ce que toute leur famille a fait, en plus de garder un lien avec cette famille. Le jugement de leur communauté et de leurs propres parents à l’arrivée prend une importance immense », explique-t-elle. Les lieux où ces regroupements prennent place sont souvent les associations culturelles et les centres communautaires. « Et ces réseaux peuvent être des espaces de conflits ou de partage », rappelle-t-elle.

Le Rwanda d’abord

François Munyabagisha est président d’Amitiés Canada-Rwanda (ACR). « Il y a 24 ans, l’association a été créée pour tisser des liens entre les étudiants du Canada, particulièrement du Québec, et les étudiants du Rwanda », commence-t-il. Évidemment, les objectifs de l’association ont beaucoup changé. L’ACR a redéfini son mandat pour se concentrer sur la ville de Montréal, où la communauté est la plus importante. « Tout a été chambardé en 1994, bien sûr. On ne pouvait plus créer des liens avec le Québec ou le Canada. On devait d’abord s’assurer des liens entre nous », résume-t-il.

Les divisions au coeur de la diaspora ont changé les activités de l’association, qui a voulu se réorienter vers la réconciliation des deux groupes ethniques principaux, d’abord en évitant les sujets politiques dans les rassemblements et les conférences.

« Notre façon de travailler n’a servi à rien, admet-il. Ne pas parler du problème revenait à éviter le problème. » L’association est justement en chantier, car elle doit définir son rôle et la meilleure façon d’offrir son soutien aux membres de la diaspora rwandaise.

La question en filigrane de ce remaniement : est-ce que les associations sont elles-mêmes problématiques? Si elles redessinent des divisions ethniques, elles ne résolvent rien. « Justement, c’est un des problèmes. Nous sommes une des seules associations à nous mélanger, même si nous avons une majorité de… [M. Munyabagisha semble sur le point de dire qu’ACR regroupe plus de Hutus ou de Tutsis.] Mais le problème n’est pas insurmontable. Nous devons rapprocher les différentes associations. Et il faut parler politique. » Si Oswald a un discours beaucoup moins optimiste que François Munyabagisha, il donne un élément clé de la solution : « Moi j’ai ma petite éternité [toute ma vie] pour vivre avec ce malheur du Rwanda. Mais je ne veux pas que mes enfants vivent ça. Ce sont les enfants qui auront les solutions. » Manifestement, ni l’oubli ni le rappel incessant du passé ne peuvent apaiser les tensions dans la communauté. Mais, comme le souligne François Munyabagisha, ne pas en parler revient à ne rien faire.

Amitiés Canada-Rwanda : amities-cr.org

 

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