« C’est une mascarade ! » « Les Enfants du Vent ? Mais pour qui nous prend-on ? » « Cette assemblée n’est pas une foire ! » Dans l’immense amphithéâtre, les voix s’élèvent, les bras s’agitent, les corps s’indignent. Ici on se lève, là on tape du pied, et au cœur du spectacle, un petit homme à lunettes gesticule pour ramener le silence.
À ses côtés, imperturbables, des hommes et des femmes forment un groupe hétérogène de couleurs, de tissus, de visages. Ils sont les bidonvilles sud-africains, les réserves amérindiennes, les quais du métro parisien. Elles sont le désert australien, les favelas brésiliennes, les campagnes chinoises. On les appelle les Enfants du Vent, représentants élus de l’invisible majorité.
Profitant d’une brève accalmie, le président de l’assemblée, essoufflé, les invite à prendre la parole. D’une seule voix, les Enfants du Vent s’exécutent, projetant dans l’air l’écho de milliards de bouches avides d’écoute.
« Mesdames, Messieurs. En l’an 2000, le concert des nations se donnait ici même pour objectif de réduire la pauvreté afin que le millénaire qui s’ouvrait à elles soit celui du développement. Devenue une cible à combattre et à éliminer, la pauvreté exige aujourd’hui un droit de réponse. »
Les fenêtres commencent à vibrer sous les assauts répétés d’un courant d’air.
« Nous, pauvres désignés par d’aveugles statistiques, nous, experts non consultés, rappelons que l’on ne guérit pas un mal en étouffant ses symptômes. La pauvreté est bien plus une conséquence qu’une cause, bien plus un état qu’une attitude. Et pour preuve. »
De brefs, mais stridents sifflements s’élèvent à travers les carreaux.
« Ce ne sont pas ses spéculations qui affament les populations.Ce n’est pas à son profit que tant de familles sont spoliées. Ce ne sont pas ses poches que remplissent les esclaves. Ce ne sont pas ses armes qui alimentent les conflits. Ce ne sont pas ses slogans qui cadencent notre quotidien. Ce ne sont pas ses industries qui jouent avec notre santé.Ce ne sont pas ses arguments que retiennent nos gouvernements. »
Le verre des fenêtres se brise, à droite, à gauche, et dans un hurlement, le vent s’engouffre dans la salle.
« Nous n’affirmons pas que la pauvreté est une vertu ; nous remarquons qu’elle n’a pas les moyens d’être un vice dangereux pour l’humanité. En conséquence, nous suggérons à l’assemblée de nos nations une autre méthode de travail. Nous lui suggérons de combattre, réduire et éliminer, non plus l’extrême pauvreté, mais les excès de la richesse économique. »
Une tempête mugissante balaie les gradins, emportant tout sur son passage. Les chaises, les tables et le reste se fracassent contre des murs lézardés sous la pression de cette bête sans forme et sans couleur qui grossit, grossit et grossit encore. Jusqu’à l’implosion du bâtiment. Un choc terrible qui réveille Nicolas en sursaut.
Comme toujours, le repos n’a pas duré. Les yeux mi-clos, le vieil homme voit deux agents lui indiquer la sortie sans dire un mot. Toute parole serait inutile : il connaît la routine. Après une profonde inspiration, il se redresse péniblement, rassemble ses affaires et se met en marche. Les badauds autour de lui arborent le masque de l’indifférence. Nicolas leur répond avec le visage mal rasé de la dignité.
Alors qu’il longe le quai du métro, suivi par son escorte, il pose un regard songeur sur les écrans au-dessus de leur tête. New York rencontre Sandy et l’invisible fait trembler l’ostentatoire.