Quartier Libre (Q. L.) : Dans votre ouvrage Les Barbares numériques, paru aux éditions Écosociété en février 2022, vous dévoilez un paysage plutôt pessimiste quant à l’influence des GAFAM sur la société, c’est-à-dire les entreprises Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Quel était votre but en écrivant cet essai ?
Alain Saulnier (A. S.) : Ça fait des années que nous vivons avec les géants numériques, je pense que nous avons pris l’habitude qu’ils fassent partie de nos vies, de nos habitudes quotidiennes, et nous avons peut-être perdu de vue ce que cela signifie, en termes d’enjeux de société. Mon livre se veut un appel à une prise de conscience sur le fait qu’il y a quelque chose de pervers sur l’effet que les géants numériques peuvent avoir sur nos vies, notre société, notre démocratie, l’environnement, l’information, la culture, la langue, etc. C’est aussi un appel à résister. Il faut trouver des façons d’encadrer ces super puissances numériques, de réguler leurs opérations, leur fonctionnement, car elles sont là pour rester.
Q. L. : Et à qui s’adresse cet appel à résister ?
A. S. : Je ne crois pas que le gouvernement va décider par lui-même. Il réagit toujours lorsqu’il y a des pressions faites par la population. Pour preuve, si vous regardez lors de la première élection de Justin Trudeau en 2015, il n’était pas du tout question d’imposer ou de taxer les géants numériques, jusqu’à ce que le milieu de la culture et des médias dénonce l’entente avec Netflix, quelques années plus tard(1).
Q. L. : Votre livre occupe la 7e place des livres les plus vendus selon le site Internet librairie.ca(2). À votre avis, qu’est-ce qui explique cet engouement ?
A. S. : D’abord, c’est une vraie surprise pour moi, j’ai toujours le syndrome de l’imposteur, c’est-à-dire que dans mon cas, je pense que tout le monde connaît déjà [ce que je vais écrire]. Mais je pense que c’est aussi une question de timing, comme on dit en anglais, c’est-à-dire qu’il y a de plus en plus de gens qui se questionnent. Il y a aussi, du côté du gouvernement fédéral, cette annonce du nouveau projet de loi C-11, pour établir une forme d’encadrement des géants numériques. Je pense que les astres sont bien alignés. Et cela correspond sans doute à une volonté du milieu de la culture et des médias de faire en sorte qu’on puisse penser à une contre-offensive face à cette invasion barbare.
Q.L. : Vous évoquez la perte de 2 533 emplois dans les médias depuis 2020 (p. 70), selon une enquête de l’Association canadienne des journalistes. Vous qui avez été professeur au DESS de journalisme pendant 10 ans, pensez-vous que c’est une bonne idée de vouloir devenir journaliste en 2022 ?
A.S. : Oui, parce que nous aurons toujours besoin de journalistes, et plus que jamais. Les journalistes peuvent jouer un rôle pour contrer la désinformation. Je disais à la dernière cohorte étudiante avec qui j’ai travaillé : « Vous êtes arrivés au bon moment. » Il y a dix ans, quand j’ai commencé à enseigner, il n’y avait à peu près aucun emploi disponible. Il y avait des compressions budgétaires à peu près dans tous les médias, certains d’entre eux ont même fermé ici, au Canada. Aujourd’hui, les choses sont en train de changer : une aide est offerte aux médias(3), les départs à la retraite entraînent des emplois. Le Devoir a embauché, je vois aussi que Le Soleil embauche… J’ai l’impression qu’en cette année, les gens qui veulent faire du journalisme sont bien tombés.
Q. L. : Les barbares dont vous parlez dans votre livre font l’objet de plusieurs reproches : exode fiscal, opacité des algorithmes, mondialisation des cultures. De votre point de vue, quelles sont les difficultés pour les jeunes de se construire dans une société dirigée par les GAFAM ?
A. S. : La jeune génération utilise beaucoup les réseaux sociaux, et moi aussi. Nous ne pourrons plus nous en passer. Mais il faut une prise de conscience, car l’effet pervers de tout cela est sérieux ! Si on prend l’exemple de la pandémie, les entreprises qui se sont le plus enrichies sont les géants numériques. Or, ces géants numériques, la plupart du temps, ne payent pas d’impôts et n’ont jamais manifesté un intérêt pour aider les États en difficulté. Ils se sont comportés comme de mauvais citoyens. Et les gens n’en sont pas conscients. Comme ils ne sont pas conscients de la désinformation ces dernières semaines autour du convoi dit « de la liberté ». Dès qu’un faux compte a été aboli par Facebook pour désinformation, il a aussitôt été recréé, et ça a continué… La désinformation est en train de tuer la démocratie, d’une certaine manière, car elle est en train de radicaliser les gens et de polariser les opinions.
Q. L. : Au regard de ce que vous dénoncez, quelle est, selon vous, l’influence des GAFAM sur l’information que les jeunes consomment ? Est-il possible de s’informer autrement ?
A. S. : Dans mon cours, je disais toujours que le doute fait partie des attributs les plus importants qu’on devrait avoir, pas au point de douter de la science, mais il faut avoir cet esprit critique. Il doit faire partie de nos vies. Alors, comment s’informer ? C’est certain que si nous allons uniquement dans notre propre bulle d’amis Facebook ou Instagram, nous allons nous-mêmes nous désinformer, et peut-être relayer cette désinformation. Il faut aussi se poser la question : « D’où vient cette information ? Pour quelle raison cette information a-t-elle été placée là aujourd’hui, dans quel contexte ? Quel est le ou la journaliste qui l’a relayée ? »
Et puis, il y a des journaux qui se distinguent des autres. Je pense qu’ICI–Radio-Canada fait un excellent travail, tout comme Le Devoir, La Presse ou The Guardian, Le Monde, ou encore Mediapart sur un plan international… Il y a de plus en plus de médias, il faut aussi aller chercher des informations un peu plus largement que dans un seul canal. Les réseaux sociaux peuvent peut-être nous aider, car nous pouvons nous créer des groupes de gens qui vont relayer de bonnes informations, ou une liste de médias auprès desquels nous pouvons nous abreuver.
Q. L. : Si vous étiez encore professeur, quel conseil donneriez-vous aux étudiant·e·s de l’UdeM ?
A. S. : Garder un esprit critique et dénoncer la désinformation. Il faut que les jeunes étudiant·e·s sachent dans quel univers on évolue ! La naïveté n’a pas sa place dans cet univers. Et puis, résister. Pas qu’il faille jeter à la mer les GAFAM, mais il faut être capable d’exiger un encadrement.
Q. L. : Quel rôle peut ou doit jouer l’université dans la lutte contre la superpuissance des GAFAM dans notre société ?
A. S. : L’université est un lieu de savoir, de transfert de connaissances. Il faut qu’elle soit un espace de liberté aussi, pour faire en sorte que ces connaissances et ce savoir puissent se transmettre et circuler le plus librement possible. Je pense que le milieu universitaire, au cours des deux dernières années, à cause de la COVID-19 et du confinement, n’a pas pu jouer à la bonne hauteur ce rôle, parce qu’on n’avait aucun lieu où échanger, où débattre, où confronter nos idées, où faire de la recherche en équipe, où avoir l’occasion de jaser, pas juste en classe, mais aussi dans les corridors. Ça a été un impact majeur sur la capacité de l’université à former une relève dans tous les domaines.
Les barbares numériques : résister à l’invasion des GAFAM par Alain Saulnier, publié aux éditions Écosociété. 20 $
(1) Le milieu culturel se méfie de l’entente avec Netflix, Radio-Canada, 28 septembre 2017 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1058584/culture-deception-reaction-entente-netflix.
(2) Palmarès des meilleures ventes effectuées sur le site Internet leslibraires.ca du 1er au 14 février 2022 inclusivement.
(3) Québec annonce une aide de 10 millions de dollars pour la presse écrite : https://www.ledevoir.com/culture/medias/589124/medias-quebec-annonce-une-aide-de-10-millions-pour-la-presse-ecrite.