Le venin de l’effroi

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Par Fanny Texier
mercredi 27 mars 2013
Le venin de l'effroi
(Crédit photo: Flickr/bigdrumthump.com)
(Crédit photo: Flickr/bigdrumthump.com)

Quartier Libre offre la chance à ses journalistes d’écrire une nouvelle de 500 mots sur un thème imposé. Le thème de ce numéro est le bruit.

 

Nous allâmes prendre un verre après le concert. Sur le boulevard, les terrasses flamboyaient. On riait, on s’animait, on buvait. Nous marchâmes, longtemps. Arrivé à destination, je commandai une coupe de champagne et j’observai les bulles monter en oubliant le temps. Karl reprit soudain la conversation.

– Qu’est-ce qu’elle faisait comme bruit cette guitare !

Alors un vieil homme défiguré, au regard triste, un de ces hommes dont on a peur, mais dont on rêve de connaître l’histoire, un de ces hommes qui ont traversé des contrées inconnues, se tourna vers nous et parla.

– Vous dites, Monsieur, que cette guitare faisait du bruit ? Je n’en crois rien. Vous vous méprenez sur la sensation que vous avez éprouvée. Vous vous trompez sur le sens du mot. Savez-vous, Monsieur, ce qu’est le bruit ? Le bruit, c’est quelque chose d’effroyable. Une sensation horrible, atroce, abominable. Comme une véritable lame de couteau qui vient transpercer vos oreilles pour vous glacer le sang et décomposer votre âme. Le bruit, Monsieur, est quelque chose de monstrueux dont vous n’avez pas idée. Et pourtant, on croit le rencontrer chaque jour. De loin comme de près, il nous nargue, il cherche à attirer notre attention ici et là. On l’imagine venir de notre cuisine, de notre sac à main, du moteur d’une voiture, du ciel.

– Il est évident que je me suis exprimé de façon maladroite, lança Karl, d’une voix inquiète.

L’homme reprit aussitôt son histoire, comme si Karl n’avait jamais prononcé un mot.

– Le bruit ultime, ce n’est pas cela. Pour ma part, je l’ai entendu lors d’un séjour aux Caraïbes, alors que j’étais en voyage de noces avec ma tendre Isabella. Nous logions dans une petite cabane en bambou, installée au-dessus d’une eau turquoise. Ce soir-là, nous avions mangé de la langouste fraîche et de la papaye violette, grillés par les serveurs du luxueux hôtel Ki Su Pir. À minuit, ma femme alla se coucher. Moi, je préférais veiller encore quelques minutes, sur le sable, à contempler le reflet de la lune qui brillait à l’horizon. Soudain, près de moi, j’entendis un léger son plaintif d’une provenance indéterminée. Il dura trois secondes, peut-être dix, se fit sourd, puis réapparut de plus belle. Inquiet, je retournai vers la cabane. Ma femme n’était ni sous les draps ni dans la salle de bain ! « Isabella ? » criai-je. Pendant que j’essayais en vain de la trouver, toujours ce cri indésirable m’emplissait l’oreille de son bruit pesant, intermittent et incompréhensible. Je restai immobile, livide, dans l’attente d’un événement affreux.

– Pourquoi n’êtes vous pas sorti demander de l’aide ? demandai-je soudainement, envouté par l’effroyable récit de ce parfait inconnu.

– C’est ce que je fis, reprit l’homme. Dehors, le bruit se faisait de plus en plus assourdissant et insupportable. « Au secours ! » hurlai-je. Personne ne répondit. La plage était déserte, abandonnée, morte ! L’épouvante me saisit. Mon Dieu ! Que se passait-il ? Soudain, je courus, ouvris la porte du cabanon, la refermai à clé derrière moi, comme pris de panique. Je n’en croyais pas mes yeux. Isabella dormait paisiblement ! Je restai éveillé toute la nuit, craignant que le bruit ne revienne d’une seconde à l’autre, jusqu’à ce que le sommeil m’assomme pour mettre un terme à ma terrible aventure.

Karl l’interrompit tout à coup.

– Pardon, Monsieur, mais ce cri plaintif, qu’était-ce ?

– Comment le saurais-je ? Personne n’en a jamais rien su. Ma femme perdit la parole cette nuit-là.