Quartier Libre : Depuis quand écoute-t-on du rap en Chine ?
Adrien Savolle : Le rap est arrivé en Chine à l’ouverture des frontières et pendant la période de réforme de Deng Xiaoping, à la fin des années 1980. Petit à petit, il s’est transmis et s’est transposé dans de la musique populaire comme le rock. On s’est vraiment mis à produire du rap pour du rap au milieu des années 1990. À cette époque, ça restait trèsunderground, ce n’était pas du tout grand public. C’était vraiment chez des urbains éduqués, qui avaient le temps et l’argent pour écouter ce qui se faisait ailleurs.
Q.L. : Quelles ont été les influences et les aspirations du rap à ce moment-là ?
A.S. : Sous Den Xiaoping, dans la décennie qui va de 1979 au début des années 1990, on avait des libertés qui s’offraient, avec une Chine qui passait du ticket de rationnement à l’ouverture de McDonald’s. Évidemment, musicalement, chacun était différent et les aspirations dépendaient forcément de nos racines musicales. Mais pour les jeunes, à ce moment-là, on parlait surtout de l’ouverture sur l’extérieur, et de ce qu’ils pouvaient en tirer.
Ils étaient fortement influencés par ce qui arrivait des États-Unis et d’Europe. Mais il y avait aussi une grosse influence à l’intérieur de la Chine, en cantonais, en provenance de Hong-kong et de Taïwan, où il y avait déjà des groupes ouverts sur l’extérieur. Et ce qui se faisait est toujours sous le manteau.
Q.L. : Comment le rap s’est-il développé jusqu’au grand public ?
A.S. : Au départ, c’était fait par des gens qui aimaient ça, qu’ils aient des revendications ou non. À partir des années 2000, il y a eu une marque chinoise qui s’est créée et c’est devenu un business. Beaucoup de structures et d’industries se sont mises en place. Des marques étrangères comme Nike ou la NBA sont rentrées dans le pays et sont venues exploiter le rap. Ces multinationales l’ont utilisé comme moyen de toucher un public urbain avec de l’argent pour vendre des produits, mais ça a aussi donné aux rappeurs chinois un public qu’ils n’avaient pas forcément.
Q.L. : De quoi parle-t-on dans le rap chinois ?
A.S. :Au départ, le rap chinois parlait de choses très apolitiques. Si je prends le morceau de référence À Pékin, de Yincang, celui-ci dit qu’« À Pékin, on a la cité interdite, on a les plus belles filles du monde… ».C’était vraiment de l’egotrip.
Les thématiques politiques sont arrivées quand le rap s’est mis à parler des dynamiques sociales en cours, qui accompagnaient la libéralisation, dès la fin des années 1990. Ceux qui tenaient le micro à cette période-là étaient des urbains éduqués, avec un capital social et économique. Dans les discours, c’était surtout du dénigrement, partagé d’ailleurs par l’ensemble de cette population urbaine et par les dirigeants vis-à-vis des migrants et des travailleurs illégaux. Il y avait énormément de stéréotypes qui étaient repris par les urbains qui rappaient. Les revendications se sont diversifiées par la suite.
Q.L. : Que pense le Parti communiste chinois (PCC) des revendications dans le rap ?
A.S. :Jusque là, le rap va contre le message officiel du Parti, mais cela ne va pas contre sa politique. Tant que l’on ne parle pas du PCC, tant que l’on ne dit pas les mots « démocratie » ou « Tibet », soit le genre de choses qui le dérangent vraiment, ça va. Ce qui peut le déranger, ce sont vraiment les images de violence, de gangster, ou de réelles demandes politiques.
Q.L. : Y a-t-il une censure du rap en Chine ?
A.S. : Au début, le Parti ne voyait pas les demandes sociétales et les remises en cause de son comportement ou de celui des fonctionnaires. Il l’a remarqué cinq ou dix ans plus tard, au début des années 2010, et a commencé à regarder ce qui se produisait. C’est là qu’il a serré un peu plus la vis, en faisant une liste de chansons interdites, dont certaines s’écoutaient déjà depuis longtemps.
La grande intelligence du PCC et de sa censure est de ne pas avoir de règles très claires. ll peut interdire une chose le jour même puis l’autoriser le lendemain. C’est vraiment par rapport au momentum, si ça prend de l’ampleur et que cela remet en cause trop de choses, avec trop d’audience. En revanche, la censure n’est pas parfaite : si on fait passer des messages que le censeur ne voit pas ou ne comprend pas, ça passe.
Q.L. : Comment le PCC a-t-il repris le rap pour étendre son pouvoir ?
A.S. : La Ligue de la jeunesse communiste, une partie du PCC, a lancé le groupe CD Rev pour s’adresser à l’international. Celui-ci tente de changer l’image de la Chine dans un style que je qualifierais de très oldschool. On y retrouve des paroles bien montées, qui racontent une histoire, avec un argumentaire. C’est clairement un outil politique.
Il y a une deuxième façon dont le Parti utilise le rap : le pouvoir profite de voir des stars du rap chinois, comme Higher Brothers, qui remplissent des stades pleins en dehors de la Chine. Il y a beaucoup de diaspora chinoise dans ces concerts, mais aussi des étrangers. Ça lui permet de mettre ses marques partout.
Q.L. : Comment le rap chinois risque-t-il d’évoluer dans les années à venir, d’après vous ?
A.S. : Je n’ai pas de boule de cristal, mais ce que je vois, c’est qu’on a des pionniers du mouvement qui continuent à faire ça sous le manteau, et beaucoup se sont aussi exilés. Je vois aussi qu’en Chine, dernièrement, on a beaucoup de personnes entre 20 et 25 ans qui continuent à faire du rap très engagé, mais pas du tout connu. À voir comment cela évoluera.