Le parfum

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Par Sarah Desrosiers
vendredi 13 février 2015
Le parfum
Sarah Desrosiers est récipiendaire du prix de la nouvelle Radio-Canada 2014. (Crédit photo : Flikr.com/wackystuff)
Sarah Desrosiers est récipiendaire du prix de la nouvelle Radio-Canada 2014. (Crédit photo : Flikr.com/wackystuff)
Les choses qui encombrent. Les choses qui s’accumulent. Les choses qui manquent. Les choses à conserver. Les choses à jeter. Les choses rangées. Les choses égarées. Les choses qui ne trouvent leur place nulle part. Toutes ces choses qui prennent trop d’importance. Qui n’ont aucune importance. Ce sont des choses à raconter.

C’est l’odeur du vide. Toujours trop, toujours un peu absurde, un peu ridicule. L’homme dont il est question portait un parfum beaucoup trop commun, une évidence pour tous les hommes comme lui et pour bien d’autres. Un parfum sournoisement banal. Il est partout, à n’importe quel moment, il surgit sans que je m’y attende, sur n’importe quelle nuque inconnue dans une foule trop dense. C’est une odeur que j’aimerais pouvoir voir venir, comme quelqu’un qui apparaît au loin et qu’on reconnaît tranquillement à mesure qu’il s’approche. J’aimerais pouvoir apercevoir cette odeur au loin, hors de portée d’abord, puis la détecter petit à petit avant de la sentir vraiment. J’aimerais pouvoir choisir de faire un détour pour l’éviter, ou de retenir mon souffle le temps qu’elle passe trop près.

Mais je ne la vois pas venir. Chaque fois, je suis prise au dépourvu. Je la reçois en plein visage et je me retrouve soudain sous lui, celui dont il est question, mal à l’aise de le laisser s’allonger sur moi à nouveau sans que je l’aie demandé.

Ce parfum-là, ton parfum de prédateur, celui qui me gifle chaque fois que je le croise par hasard sur un autre, ce parfum doucereux plein de sous-entendus, je ne me rappelle même pas l’avoir senti sur ta peau. Je l’ai remarqué quand tu m’as abordée pour la première fois. Il faisait partie de ton costume, c’est un des éléments-clés de la première impression que tu veux donner à celles que tu abordes. À moi. Ce parfum était bien présent dès le premier contact, il était là aussi la seconde fois, au restaurant. Ensuite, il s’est évanoui et je ne l’ai plus senti. À partir du moment où nous sommes entrés chez toi, ton parfum s’est perdu dans celui, plus insistant, de ton appartement conçu pour attirer sans retenir, pour plaire sans accueillir. Et puis ton salon, le divan et la moquette agencés dans les tons de gris, rien qui dépasse, rien qui jure avec l’ensemble, une unité intimidante. Ce n’est pas un salon, c’est le territoire d’un requin aux bonnes manières. Après le salon, ma mémoire perd l’odorat. Le souvenir devient sans goût et sans odeur, un souvenir aseptisé.

Pour quelqu’un qui comme moi est toujours un peu à côté, toujours légèrement décalée par rapport aux codes et aux normes, il y avait quelque chose de tout à fait apaisant, de tout à fait rassurant, dans l’idée de suivre le scénario. Pour une rare fois, je connaissais mon rôle, le tien, la pièce entière et tous ses dialogues. Je ne me demandais pas comment une autre aurait agi, ce qu’il convenait de dire ou de faire. Je savais. Je pouvais choisir de jouer le jeu et je l’ai fait. La scène est éculée, cousue de clichés, le souvenir que j’en garde n’en est pas vraiment un. Mon souvenir est aussi impersonnel et vide que l’acte que nous avons joué ensemble.

Voilà pourquoi c’est arrivé. Parce que je n’ai pas pu résister à la tentation de faire comme tout le monde fait en pareille situation. Le verre que j’ai accepté, le numéro de téléphone, le rendez-vous pour avoir la chance de me connaître un peu plus, pourquoi pas, la rencontre devant un restaurant parfait pour le rôle, le choix du vin, la chaise tirée, l’addition réglée comme une évidence. Le trottoir, le maquillage encore trop frais pour que la soirée se termine déjà, un dernier verre quelque part autour ou bien chez toi, la décision.

Bien sûr il faut se laisser appâter, c’est ce que tout le monde fait en pareil cas, c’est le jeu. Je te suis avec un regard vaguement indifférent du meilleur goût, gracieuse sur mes talons hauts comme il se doit. Je passe la porte de ton appartement en continuant de parler, sans état d’âme, comme si ma présence sur ton territoire allait de soi. Je détaille ta collection de films pendant que tu prépares les verres, c’est ce qui se fait communément, me semble-t-il. Je me félicite de me prêter au jeu avec ce naturel désarmant, on croirait que j’ai fait cela toute ma vie. Tu mènes la conversation, je m’intéresse à ce que tu dis, je n’oublie pas d’être jolie et de flatter mes cheveux. Et puis nous sommes dans ta cuisine, tu me lèves de terre pour m’asseoir sur le comptoir, tu fais voler ma robe vers le salon, je monte les bras pour accompagner ton geste. Tout cela s’inscrit parfaitement dans la chorégraphie. Tu me portes vers la chambre, la transition est fluide, l’enchaînement est parfait. Je continue d’être dans le ton, tout à fait adéquat. Je m’étonne de ne m’être pas encore embrouillée dans les répliques. Contre toute attente, ma participation est jusqu’à présent sans faute, je suis irréprochable.

Ma mémoire est incolore et inodore. Je ne garde qu’une impression de distance, je ne me rappelle pas ta peau contre la mienne. Je ne crois pas avoir vu ton visage de près, je n’en ai pas le souvenir. Nous sommes-nous seulement embrassés? Tu t’activais sur mon corps, loin de moi, régulé comme un métronome, et ma tête battait la mesure sur le coin de ta table de nuit.

Nous étions chez toi, tu m’avais invitée, j’étais là parce que c’était l’enchaînement logique, la chose à faire dans une telle situation. Tu étais sur moi et je voulais cracher et siffler et griffer comme un chat. Je n’avais rien à faire chez toi, rien à faire avec ton parfum sur moi. C’est une odeur qui devrait ne rien m’évoquer. Mais je la respire maintenant par hasard et ma mâchoire se crispe. L’odeur me saisit à la gorge, la brûlure de la gifle est vive. Ton odeur m’horripile jusqu’à la moelle. Le souvenir, lui, laisse ma mémoire de glace. Les images sont froides, je ne me rappelle ni le poids de ton corps, ni le son de ton souffle. C’est ton parfum, écœurant de banalité, qui me rappelle que je me suis trompée. Je ne peux pas jouer, je connais les règles, mais ce n’est pas pour moi. Je suis un chat sauvage.