Culture

Photo: Facebook

Le monde est fini, vive le monde

C’est assez décevant, au

fond, une fin du monde,

songea Lila.

Il y avait bien eu quelques soupers

d’apocalypse, où elle avait englouti

sans remords des espèces menacées

cuites à point.

Il y avait eu des cigarettes sans filtre

grillées parmi des jeunes gens bien

nés, en raillant les naïfs, les paranoïaques,

les superstitieux.

Il y avait eu une poignée de plaisanteries

faciles lancées sur les

réseaux sociaux.

Mais, il y avait surtout eu cet espoir,

furtif mais ténu au fond d’elle, de

voir flamber toutes ces réjouissances

en un seul grand feu de

paille.

Les fumeurs mondains de Saint-

Laurent ?

Wooshh! Foudroyés, cramés, partis

en tourbillons pulvérulents de suie

noire, emportés par la brise vengeresse,

sans même laisser derrière

eux la trace d’une mèche enduite de

fixatif ou la boucle narquoise d’une

moustache de hipster.

Les océans exsangues ?

Bouillis, siphonnés, évaporés, et

avec eux les derniers saumons gavés

de métaux lourds, les morues biologiques

et le dernier couple de calmars

géants, surpris au fond des

abysses par l’Armageddon.

Facebook et consorts ? Rendus à la

poussière cosmique, emportant des

millions de photos de duck faces

dans l’indifférence générale.

Oui, Lila avait espéré.

Aux derniers jours de décembre,

lorsqu’un silence neigeux avait

commencé à saupoudrer les trottoirs

de minuscules pépites

blanches, aussi irréelles que celles

des boules translucides à secouer

dans les magasins de souvenirs, elle

s’était surprise à attendre.

À travers les vitres du bus, elle avait

guetté les pluies de chameaux désorientés

et les tempêtes de sable

sur Laurier, le chaos, le grand

incendie.

Mais, il n’y avait rien eu.

Jusqu’aux premiers jours de janvier,

elle sortit régulièrement se

promener sans but, juste pour

contempler l’ampleur du nondésastre.

Des aubes fraîches se levèrent sur

les mêmes chaussées noyées de

slush grise, où les mêmes filles à

l’air revêche pressaient le pas,

tapis sous le bras, pour se rendre

aux mêmes cours de yoga en évitant

le regard des mêmes clochards.

Puis, un glaçage épais, moelleux, se

déposa sur les érables nus, les autos

et les rues. Un océan de sucre qui

scintillait la nuit, lançant des éclats

bleutés à chacun de ses pas. Les

guirlandes lumineuses, enroulées

dans les arbres et accrochées aux

façades, continuèrent à luire

comme des fruits confits dans l’obscurité.

Finalement, ne subsista plus en Lila

qu’une vague sensation de faim (et

la culpabilité d’avoir mangé du thon

rouge quatre jours avant Noël).

Ne sois pas déçue, résolut-elle.

Après tout, que signifiait un seul

petit cataclysme loupé, dans un univers

où les mondes n’en finissent

plus de finir ?

Pour elle, le monde gisait déjà à des

milliers de kilomètres de là, dans

un tombeau orné de faïence rouge

sur lequel se déposait la fine poussière

des chemins.

Pour d’autres, il achevait sa révolution

dans un bus, une terre desséchée,

une chambre de dispensaire

à ciel ouvert.

N’ayez crainte, se dit-elle (car elle

aimait se parler à elle-même

comme si elle s’adressait à une

foule). La fin du monde a déjà eu

lieu.

Ne vivez plus comme si vous deviez

mourir demain: vous serez affreusement

stressé et ne ferez que des

bêtises.

Vivez comme si la vie était encore

longue et la mort, déjà derrière

vous.

Puis, elle sourit enfin.

 

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