Le geek naturaliste

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Par Camille Feireisen
lundi 30 mars 2015
Le geek naturaliste
Nicolas Dickner s’est inspiré, au moment d’écrire son livre, du roman Au Bohneur des Dames, d’Émile Zola.
Nicolas Dickner s’est inspiré, au moment d’écrire son livre, du roman Au Bohneur des Dames, d’Émile Zola.
Étudiant à la maîtrise en sciences de l’information, Nicolas Dickner est retourné aux études à l’UdeM après dix ans d’écriture. Avec Six degrés de liberté, l’écrivain signe son troisième roman et décrit une société où l’économie, l’industrie et la mondialisation sont intimement reliées à nos vies.

Pourquoi avoir choisi une héroïne au seuil de l’âge adulte ?

On suit le personnage de Lisa durant sept ans, de l’adolescence à ses 20 ans. Les personnages très jeunes sont toujours très intéressants à faire évoluer, car ils ont peu d’attaches, ils remettent sans cesse les choses en question. Cela donne, au final, une plus grande liberté dans la conception du personnage lorsqu’on écrit.

Dans votre livre, vous abordez le thème très contemporain de l’ennui. Est-ce qu’on s’ennuie plus aujourd’hui qu’avant selon vous ?

On est une espèce qui a tendance à s’ennuyer. Et il n’y a sans doute pas d’ennui plus tangible que celui d’un adolescent dans une ville de région. C’était la prémisse de mon roman : raconter l’ennui de tous les instants.

Mon histoire s’inspire de celle de Larry Walters qui, dans les années 1980, est monté dans le ciel sur une chaise de jardin grâce à des ballons-sondes gonflés à l’hélium. Quand il est redescendu et qu’on lui a demandé pourquoi il avait fait ça, il a répondu : “ A man can’t just sit around” (traduction française : Un gars ne peut pas juste rester assis).

L’idée, c’est de dire qu’on fait un truc parce que c’est possible de le faire. Peu importe notre classe sociale ou nos origines, il y a toujours cette conviction qu’une grande part de l’activité humaine consiste à lutter contre l’ennui et à réaliser des projets.

C’est aussi un peu un roman initiatique, mais solitaire, sans paysage. Pourquoi ce déni de la géographie ?

On assiste aujourd’hui à une désintégration de la géographie, avec le commerce mondialisé et les réseaux sociaux. Le roman va au-delà des frontières physiques et pose une question postgéographique en proposant un autre type de voyage, puisque Lisa se déplace clandestinement et comme une marchandise dans un conteneur.

Les personnages, quant à eux, sont très différents les uns des autres…

Oui, mais ils ont tous un lien : ils ont tous une obsession. Pour la mère de Lisa, c’est Ikea, pour son père, ce sont les maisons qu’il retape, Éric est toujours dans la programmation, Lisa ne lâche jamais un projet qu’elle a en tête et va jusqu’au bout.

Vous avez lu Zola durant l’écriture de ce roman. Comment cet auteur vous a-t-il influencé ?

Ce roman est sans doute le plus naturaliste. Il fait beaucoup écho à l’actualité. La lecture d’ Au Bonheur des Dames m’a inspiré. Ce livre a été écrit au 19e siècle, mais les descriptions restent extrêmement actuelles, j’en ai été surpris.

Cela m’a permis d’apporter un portrait nuancé de la réalité, notamment en expliquant la complexité du transport intermodal [NDLR : l’utilisation de plusieurs modes de transport pour acheminer une marchandise d’un point A à un point B] . J’ai fait beaucoup de recherches sur le transport maritime. Toute l’information concernant ce transport est publique, mais souvent soustraite à notre regard, et les termes pour en parler paraissent compliqués. Pourtant, c’est l’homme qui a permis toutes ces évolutions en matière de transport, c’est une sorte d’achèvement.

Vous avez récemment repris les études. Pourquoi ce retour sur les bancs de l’université ?

Je me suis inscrit à cette formation [NDLR : maîtrise en sciences de l’information] en 2005, et puis j’ai écrit mes romans, je suis parti présenter mes livres et tout s’est enchaîné. J’ai commencé à écrire Six degrés de liberté il y a cinq ans. Quand on écrit, on est toujours connecté, mais on reste aussi pas mal chez soi. J’avais envie de retourner dans la société, et j’ai trouvé que retourner aux études était une bonne façon de le faire.

À la maîtrise en sciences de l’information, on apprend la gestion de bibliothèque, mais il y a aussi tout un volet plus contemporain et qui couvre une variété infinie de choses, comme la création ainsi que la collecte et la sélection d’information. Je suis particulièrement dans le volet informatique, c’est pour cette raison que mes personnages sont aussi connectés.

Est-ce que vos études en sciences de l’information vous aident dans votre processus d’écriture ?

Il existe de criantes similitudes entre la recherche d’information telle qu’on nous l’enseigne et le processus de documentation du romancier. Peut-être les écrivains ont-ils une approche un peu plus impressionniste et moins systématique, mais le processus reste essentiellement le même. Par ailleurs, mon objectif n’est pas de changer de voie professionnelle, mais plutôt de diversifier mes activités.

Vous avez une maîtrise en création littéraire, jugez-vous cela nécessaire pour devenir écrivain ?

Je ne crois pas qu’il faille absolument étudier en création littéraire pour devenir écrivain. Ça ne nuit pas, mais ce n’est certainement pas un prérequis. J’ai commencé à écrire à 17 ans, et je gagne ma vie avec ma plume depuis 2002. Cela dit, un auteur doit réévaluer sa si­tuation professionnelle chaque année. Il n’y a jamais rien d’acquis, surtout en ces années où le monde du livre change très vite.

Diriez-vous que les études universitaires aident à se forger une identité et permettent de mieux exprimer son rapport à soi, à l’autre et au monde ?

Au Québec, on s’installe dans une profession de façon très progressive. Il me semble qu’il y a beaucoup de latitude, avec cette période intermédiaire qu’est le cégep où l’on peut expérimenter ce que l’on veut faire. Il y a ce rapport essai-erreur dans notre manière de concevoir notre plan de carrière, et la volonté de se créer une identité professionnelle s’accentue.

Les nouvelles technologies ont aussi engendré une grande évolution dans notre rapport au temps. Pour un romancier, c’est primordial de se redéfinir sans cesse, de regarder ce qui l’entoure et d’entreprendre régulièrement une quête de changement.

Résumé

Lisa Routier-Savoie est une adolescente de 15 ans qui vit seule avec son père dans une petite ville de la Monté­régie. Comme beaucoup d’adolescentes de son âge, elle tourne en rond, tente quelques projets pour gagner de l’argent et visite son meilleur ami, Éric. Véritable génie de l’informatique, celui-ci l’aidera, quelques années plus tard, à réaliser son rêve de voyage en déjouant les autorités portuaires. Au même moment, Jay, une employée de la Gendarmerie royale du Canada au mystérieux passé de pirate informatique, commence à suivre le conteneur dans lequel Lisa voyage.