Est-ce que l’art peut avoir une fonction politique ? Non, selon Tiago Rodrigues. En entrevue avec Sara Fauteux du FTA, il s’explique. « Le théâtre se nourrit parfois de la politique, il l’influence sans doute, mais il est fondamentalement différent et ne fonctionne pas selon les mêmes règles. »
Sa pièce, présentée pour la première fois en 2020, tranche la question sans prendre position, mais en adoptant la voie dialectique. Elle laisse le public former son opinion sur cette question épineuse face à la montée de l’extrême droite dans nos sociétés : devons-nous être tolérants face à l’intolérance ?
Une famille se réunit dans une maison de campagne au milieu d’une forêt de chênes-lièges, pour honorer le 70e anniversaire de l’assassinat de Catarina Eufémia, amie de la grand-mère de ce groupe. Figure réelle de notre époque, Catarina était une ouvrière agricole qui a été tuée en mai 1954 par les forces du régime dictatorial de Salazar.
Dans la fiction de la pièce, une tradition annuelle a été établie par la matriarche : celle de tuer un fasciste pour venger les femmes victimes de ses politiques. Le seul problème est que cette année, le doute s’immisce dans la tête et la main de la jeune héroïne (Beatriz Maia, captivante) à qui revient « l’honneur » de tuer « le méchant » du moment.
Rire jaune
Les problèmes surgissent doucement, mais sûrement dans cette histoire saugrenue, grâce à la plume et à la mise en scène agile de Rodrigues. Comme dans un film de Scorsese, on découvre des personnages sympathiques, mais qui ont aussi les mains sales.
Ainsi, les personnages doivent tuer un fasciste avant de consommer le repas traditionnel de la grand-mère. Ce dilemme moral que propose Rodrigues accompagne le public tout au long du spectacle. Même le personnage de l’oncle de la famille (António Fonseca, attendrissant) dira que les dilemmes n’arrivent pas dans la vraie vie. Cette mise en abyme ne sera pas la première.
Brecht, Brecht, toujours Brecht
La deuxième mise en abyme est au niveau des références constantes (et peut-être erronées) au célèbre homme de théâtre Bertolt Brecht et sa pièce Mère Courage et ses enfants. En effet, les personnages de Catarina et la beauté de tuer des fascistes, réfèrent autant à l’univers de Brecht, qu’à ses procédés théâtraux, dont la distanciation. Par exemple, la maison de campagne multifonction conçue par F. Ribeiro rappelle la carriole de Mère Courage. L’utilisation d’un dilemme rappelle aussi celui que cette mère a eu à faire : sauver sa vie ou celle de ses enfants.
Au niveau de la distanciation, les acteur·rice·s brisent constamment le quatrième mur. Les interprètes regardent souvent la foule — même avant le début du spectacle — et l’adressent directement. Ces personnages ont conscience du dispositif scénique, observant les éclairages et même le tableau des surtitres. Une nuance intéressante dans leur jeu est qu’il est changeant. Cela permet à la fois de nous attacher à leur quête intérieure, mais aussi de se distancer pour mieux prendre position.
Tout le monde en jupe
Les costumes de José António Tenente paraissent d’une autre époque, possiblement celle de Catarina Eufémia ou de Brecht. Tous les personnages de la pièce sont vêtus de jupes aux teintes automnales, de chemises féminines fleuries et de châles.
Des accessoires modernes comme des cellulaires, des souliers de course tendance et un casque d’écoute détonent par rapport à la sobriété des costumes et de la scénographie. Ces petites distorsions nous rappellent que nous ne sommes pas dans le passé, mais plutôt dans un futur proche. En effet, l’histoire se déroule en 2028.
Encore un dilemme moral
Le seul bémol de cette œuvre repose dans la binarité du dilemme. Pourquoi, face à la montée de l’extrême droite, n’y a-t-il que deux réponses possibles ? Pourquoi devons-nous nous positionner pour ou contre la violence ? Malgré la complexité de l’histoire et de la vie de ses personnages, ce dilemme aplatit la problématique, déjà polarisante en soi.
Bien évidemment, puisqu’il s’agit d’une question, le public demeure libre de répondre et d’y réfléchir à sa guise, et ce, jusqu’à remettre en question le fait de poser la question.
Cette œuvre est cependant réjouissante dans son ensemble et portée par une équipe d’acteur·rice·s et de concepteur·rice·s de talent. Le fait que cette histoire se déroule en 2028 est aussi un choix judicieux. Par la force des évènements, Catarina et la beauté de tuer des fascistes est devenue le miroir de notre société et nous interroge à propos d’un futur littéralement à notre porte.