Le bruit des talons

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Par Olivier Boisvert-Magnen
mardi 23 avril 2013
Le bruit des talons
(Photo: Flickr.com/ErikB)
(Photo: Flickr.com/ErikB)

À chaque numéro, Quartier Libre offre la chance à un de ses journalistes d’écrire une nouvelle de 500 mots sur un thème imposé. Le thème de ce numéro est : déchets.

Mon voisin d’en haut avait la fâcheuse habitude de donner des coups de talon secs sur son plancher. Chaque matin dès sept heures, je les entendais résonner.

Pour le reste, j’étais tranquille pas mal toute la journée. Déjeuner à 10 heures, télévision jusqu’au dîner, puis sieste, tentative d’écriture, échec, toilette, douche, souper, lecture, dodo, insomnie.

Dans ces moments, je me ressassais parfois le bruit des talons. Il me rappelait le son du pic qui cogne sur le rocher.

Ça faisait si longtemps que j’avais fait de l’escalade. En fait, depuis mon accident presque fatal, un an plus tôt.

Cet accident m’avait presque tout enlevé : mon sport, ma passion, mon autonomie, mes jambes. J’étais coincé dans un quatre et demi, la plupart du temps seul. La peinture de ma chambre – un genre de bleu ciel délavé – commençait à m’écœurer. Je pensais à repeinturer, mais je n’en avais pas la force.

Mon équipement d’escalade traînait dans les recoins de mon appartement, comme pour me confronter. J’avais beau le ranger de temps en temps, il y avait toujours un bout de sangle ou de corde qui dépassait de la garde-robe ou qui gisait derrière un divan.

Dans ces moments, je plongeais dans une nostalgie malsaine, avec le bruit des talons comme trame sonore dans ma tête. Je nous revoyais, Francis et moi, au sommet des Falaises de Saint-André, trônant comme les rois de la vallée du Saint-Laurent. Je me souvenais du temps qu’il faisait, du souffle du vent, de l’intensité du moment, puis je pleurais.

Francis, lui, n’avait jamais arrêté l’escalade. Mon comparse des tout premiers murs était évidemment devenu bien meilleur que moi à l’époque. Je me serais menti à moi-même de dire que ça ne me dérangeait pas.

Parfois, quand je sortais de ma tanière, je le revoyais. Il habitait à deux blocs de chez moi. La plupart du temps, il se rendait en courant vers un mur ou un mont quelconque. Moi, je me rendais bien tranquillement vers nulle part.

Les premières fois qu’on se recroisait, j’étais persuadé qu’un jour je retournerais à ses côtés. Je pensais même au lunch, à ce que je mettrais dans mon sac à dos, à la bière en haut de la montagne et au retour en auto. Ce n’était pas réaliste, je fabulais.

Francis, lui, était souvent trop pressé pour s’intéresser à mes états d’âme. J’avais même remarqué qu’il se servait de ses arrêts à mes côtés pour attacher ses souliers, boire une gorgée d’eau, changer de chanson sur son iPod ou jeter un coup d’œil à son chronomètre. Nos conversations, au maximum, duraient trois minutes.

Un matin, j’ai profité de la trame sonore des talons de sept heures pour jeter, sans exception, tout ce qui me rappelait mon ancienne vie. Les coinceurs, les souliers, les cordes, les mousquetons, les nœuds, les sangles… Trois beaux gros sacs de vidanges à débarrasser de l’appartement.

Au sortir de l’ascenseur, mon voisin d’en haut qui partait travailler s’est empressé de venir m’aider à porter tout ça au bord du chemin.

Je l’ai remercié. Pour ça et pour tout.

À partir de ce moment, le bruit des talons n’allait plus être l’indicateur d’une journée morne, mais bien celui d’un horizon radieux à saisir.

 

J’allais commencer à peinturer.