Volume 18

L’amour du bois

Crédit: Alain CorneauDans un petit café confiné de l’avenue Laurier, Stéphanie Lanthier pousse la porte de dehors. Le grand air lui manque, et pour cause. Pour tourner son deuxième long métrage Les Fros, la documentariste a passé une saison en Abitibi à suivre ces bucherons du XXIe siècle. Une immersion intimiste chez les débroussailleurs de la forêt boréale, où se côtoient Québécois d’origine canadienne-française et néo-Québécois issus d’Afrique, d’Europe de l’Est et d’Asie.

Quartier Libre : Mouches noires, chaleur, éloignement… Passer six mois dans la forêt ne doit pas laisser que de bons souvenirs…

S t é p h a n i e  L a n t h i e r : Sporadiquement, on « pète sa coche», mais ça va avec l’amour du bois. Je vis dans les Cantons-del’Est, un endroit en campagne où il passe plus de tracteurs que de voitures. J’adore me retrouver en forêt, même avec ses moustiques, sa chaleur torride et ses écarts de température incroyables. Pour contrer ces désagréments, on se met tous à développer des stratégies. Par exemple, pour contrer les mouches noires, je mettais mon visage dans le trou de l’encolure d’un chandail en coton blanc et je m’attachais les manches longues autour du cou. Il n’y avait plus aucune possibilité qu’elles puissent me harceler. À partir de là, on peut tout affronter !

Q.L. : Pourquoi avoir choisi les forêts abitibiennes ?

S.L. : Il y a quelque chose de mythique avec cet endroit. Je viens de Mont-Laurier, et pour moi, l’Abitibi, c’est le bout du monde, c’est très attirant. Et puis les Abitibiens sont des êtres de parole et de coeur, fiers parce qu’ils ont tout construit de leurs mains. Le sentiment d’appartenance au territoire est très fort. Ce n’est pas pour rien si le chanteur Richard Desjardins dit que les Abitibiens ont un arbre à la place de la colonne vertébrale !

Q.L. : Il existe des clichés solides sur les hommes des bois…

S.L. : Oui ! On dit toujours que les bucherons, ça boit de la bière et ça ne sait pas parler. Pas du tout ! Ce sont des êtres attachants, ils savent réfléchir et ont des idées. C’était très important pour moi de déconstruire les images préconçues. Mon idée était aussi de créer une mémoire historique. C’est paradoxal car tous les Québécois se disent fils ou fille de bucheron, mais il n’y a que très peu d’archives sur le sujet. L’image est présente dans les livres ou dans les chansons populaires, mais pas dans les documentaires.

Q.L. : Dans le film, on sent une énorme complicité avec les débroussailleurs Mamadou (Malien), Antonie (Roumain) et Gérard (Métis) les trois principaux protagonistes. Comment s’est passée la rencontre ?

S.L. : Je suis un peu cowboy dans l’âme, j’ai un camion, un 4X4, un chien, des bottes de travail usées, un coffre à outils, je connais la mécanique et le vocabulaire propre au bois grâce à ma famille. Ils ont rapidement senti ma passion pour leur métier. Ils se sont dit que j’étais comme eux : Gérard me considérait comme sa petite fille, Antonie et Mamadou comme leur soeur. La confiance s’est installée et j’ai pu les filmer de façon intimiste.

Q.L. : Vous êtes chargée de cours en histoire et sciences politiques à l’Université de Sherbrooke depuis 12 ans, et spécialisée dans l’histoire des femmes. N’y a-t-il pas un paradoxe à tourner dans un univers exclusivement masculin ?

S.L. : Oui, un peu ! Ce monde est à 99 % masculin et je tenais beaucoup à ce qu’il y ait une femme d a n s l e f i l m . I l y a v a i t u n e Roumaine qui travaillait avec son mari. J’ai une scène magnifique où elle répare sa scie toute seule avec son briquet. Mais si on mettait ces i m a g e s , o n a u r a i t v o u l u l a connaître et elle était très mal à l’aise devant la caméra. Évidemment, dans ce monde d’hommes, imaginez une fille qui débarque dans le bois toute seule avec son chien ! J’ai eu à négocier avec quelques games de séduction, mais ça n’a jamais été trop menaçant ou déplacé. Pour être tranquille, je me suis inventé une vie en disant que j’avais déjà un fiancé à Sherbrooke !

Q.L. : Comment a germé l’idée d’un tel documentaire ?

S.L. : La forêt, ce n’est pas juste des machines, c’est aussi des êtres humains. J’ai vu tous ces travailleurs au cours de mon premier long métrage, Deux mille fois par jour, sur les planteurs d’arbres. J’avais remarqué que les débroussailleurs étaient très «multicolores », et ça m’a donné envie d’en parler. Quelque temps après, les travaux de la commission Bouchard-Taylor débutaient et les Québécois étaient farouches à certaines réalités concernant la population immigrante. Je me suis dit que j’avais un sujet en or : l’« ONU » qui se retrouve dans le bois au Québec !

Le film, produit par DOC Productions inc., en coproduction avec l’Office national du film du Canada, sera à l’affiche à partir du 10 décembre, au Cinéma Parallèle à Montréal.

Encadré: Les Fros

Le documentaire Les Fros (contraction du mot anglais foreigners) raconte le quotidien d’hommes de tous âges et de toutes nationalités qui partent six mois par an dans le nord du Québec pour débroussai l l e r l a forêt boréale. Au rythme de la nature, les nouveaux bucherons dévoilent leur métier, les souvenirs de leur pays d’origine et leur vision du Québec d’aujourd’hui.

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